Un boulevard à la mémoire d’un militant : Nanterre, 21 juin 2014, inauguration du Boulevard Abdennbi Guémiah

21 Juin

Abdennbi Guémiah, 19 ans, lycéen, membre de l’association Gutenberg, fut mortellement blessé le 26 octobre 1982 par un pavillonnaire voisin. 

Ce drame déclencha alors un réel mouvement à partir des cités de transit pour que justice soit faite et pour un relogement décent de tou-te-s. 

Nommer une artère de la ville en son nom, c’est aussi rendre hommage à Abdennbi, entretenir la mémoire collective et rappeler l’engagement 
de ses ami-e-s envers la famille : « Nous ne vous apportons pas des fleurs, mais nous allons continuer le combat d’Abdennbi jusqu’au bout! »
 
Justice a été rendue, et les familles ont été relogées. Mais en 2014, des bidonvilles réapparaissent à Nanterre et ailleurs. Avec des tensions entre 
habitants Roms et ceux des quartiers populaires. 
 
D’où une question qui fâche : peut-on commémorer les luttes d’hier en faisant l’impasse sur celles d’aujourd’hui ? 
 

Abdennbi Guémiah, 19 ans, d’origine marocaine, était lycéen à Joliot Curie (Nanterre), en terminale. Il était respecté et apprécié. A la cité de transit Gutenberg – dite aussi « Cité blanche » – , il s’occupait de la scolarité des petits et participait à l’organisation de loisirs et de camps de vacances dans le cadre de l’opération « anti-été chaud » 1982. Poète et musicien à ses heures, il était aussi connu pour se promener avec une guitare, suscitant des vocations culturelles. Il avait ainsi participé à un concert « Rock against police » dans la cité, le 8 mai 1982, pour réclamer des locaux collectifs en vue des activités socio-éducatives et culturelles prévues dans les textes officiels mais jamais mises en place par la Cetrafa, gestionnaire de la cité. Par défaut, les réunions se passaient donc à l’extérieur, parfois chez les voisins cité Komarov ou ailleurs.

Co-fondateur et trésorier de l’association-club Gutenberg, Abdennbi ne supportait pas davantage les conditions de logement et de vie indignes dans un « transit » provisoire qui s’éternise depuis… 1971. Enfin, il protestait avec ses amis contre la « psychose sécuritaire » qui poussait les pavillonnaires à s’armer et à s’opposer aux habitants majoritairement arabes des cités de transit. Durant l’été, un de ces « tontons-flingueurs » avait déjà tiré, blessant le jeune Lazare. Sa libération quelques jours après a aggravé le sentiment d’impunité ambiant. D’autres tirs ont lieu.

Le 23 octobre 1982, un pavillonnaire commet l’irréparable en blessant mortellement Abdennbi alors qu’il rentrait de la mosquée locale. « Ce jeune habite notre cité, mais est-ce une faute? » s’insurgent des jeunes en colère. « Sommes-nous donc tous fautifs d’habiter cette cité ? ». « Il faut prendre conscience que c’est toute la cité qui était visée », insistent-ils, dénonçant un « attentat criminel et raciste ». Plus encore que le mobile individuel du « beauf » meurtrier, c’est ainsi le principe même de « cité de transit », discriminatoire et néo-colonial, qui est désigné.

Spontanément, la mobilisation s’organise autour de la famille. A l’annonce du décès d’Abdennbi, le 6 novembre à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, l’émoi atteint son paroxysme. Les gens affluent de partout. Finies les divisions entre les gens dans la cité, c’est tous ensemble que se fait l’hommage au frère assassiné, avec la volonté de « continuer son combat », de rester fidèles à ses engagements. Le 10 novembre, une grande marche silencieuse parcourt la ville, du lycée Joliot Curie jusqu’à la cité Gutenberg, pour un recueillement sur le lieu du drame. Face à la dignité des manifestants où se côtoient jeunes, familles et enseignants, les passants s’inclinent, les commerçants font taire leurs haut-parleur. Dans les rues de Nanterre, c’est la fin de l’insouciance et de l’arrogance raciste. Retentit alors l’appel « Ecoutez… Si vous n’avez pas entendu », clamé par le regretté Abdelkrim Latrèche, qui deviendra une des figures inoubliables du mouvement Gutenberg. Au même moment, le Maire, le préfet et le secrétaire d’Etat à l’immigration François Autain se rendent à la cité pour visiter la famille. Ils se renvoient sans cesse les responsabilités. Les jeunes, qui ont gagné la confiance des parents, ne se laissent plus baratiner : ils se disent prêts à la concertation avec les pouvoirs publics, mais cartes sur table, avec des objectifs et un calendrier précis. Tout d’abord, la vérité doit être dite sur les faits, sur la personnalité d’Abdennbi, sur la cité et ses habitants. Le procès du crime doit avoir lieu rapidement, et hors de question de voir le meurtrier libéré. Pour ne pas ajouter de la souffrance à la souffrance, des négociations se déroulent pour arrêter les rondes d’intimidation de la police et pour le désarmement des voisins pavillonnaires. « Désarmez les beaufs et les tenants de la légitime défense! » devient un leitmotive, repris lors de la Marche pour l’égalité et contre le racisme en 1983 (la secrétaire d’Etat Georgina Dufoix promettra publiquement à son arrivée que des mesures seront prises en ce sens). Les jeunes de Gutenberg réclament aussi « que soit mis fin à cette campagne de psychose destinée à créer la sécurité des uns contre l’insécurité des autres ». Une campagne qui se déroule sur fond d’amalgame « immigration = délinquance »… et d’élections municipales à venir en mars 1983. En effet, les drames se multiplient à travers le pays : dans une autre cité de transit à Bron (banlieue lyonnaise), le jeune Ahmed Boutelja, 25 ans, a été tué le 28 septembre 1982 par un ami proche d’un candidat de l’opposition de droite, ex-OAS et membre de l’association « Sécurité pour tous ». Un mois plus tard, Wahid Hachichi, lycéen de 18 ans, est à son tour tué au 22 long-riffle à Lyon. Des victimes parmi tant d’autres.

 

Coordination des cités de transit pour un relogement décent de tou-te-s

En parallèle, une grève définitive des loyers est décidée pour inciter les pouvoirs publics à ne pas se contenter « d’aménager la misère », et un comité des résidents est créé pour s’occuper du relogement. Il s’inspire en partie des formes d’auto-organisation des résidents en lutte dans les foyers Sonacotra, et des mobilisations antérieures dans les cités de transit, en particulier de celle toute voisine d’André Doucet. Son objectif: faire l’inventaire des besoins des familles de la cité (environ 130, soit plus de mille personnes), recueillir le lieu et le type d’habitat souhaité, enfin assurer le suivi d’un processus de relogement décent effectif, sur Nanterre ou ailleurs. Il réclame l’inscription immédiate des familles au fichier des mal-logés de la ville, et obtient satisfaction sur ce point dès le 30 novembre 1982. Des délégués du comité siègent en préfecture dans les différentes commissions d’enquête sur la gestion douteuse de la Cetrafa ou d’attribution de logements. Le comité de quartier du Chemin de l’île, qui regroupe des locataires des HLM voisins de Gutenberg, est investi pour expliquer à la population : « On est aussi ici chez nous ». Et le 5 février 1983, une grande journée « portes ouvertes » se tient à la cité. Parmi les 2 000 personnes présentes, le Maire communiste Yves Saudmont, fort chahuté, qui annonce se résoudre à reloger « ceux qui travaillent dans les entreprises de la ville ».

Par ailleurs, le prêtre-médecin François Lefort, proche des habitants, est nommé chargé de mission pour la résorption de l’ensemble des cités de transit. Dans au moins 29 d’entre elles, il y a urgence. A Châtenay-Malabry, le jeune Nacer M’raïdi est grièvement blessé le 14 février 1983 par un policier près de la cité de transit La Butte rouge, également en grève des loyers. A Colombes, un autre drame éclate : le 24 avril 1983, deux membres de la famille Fenane décèdent suite à un incendie cité des Côtes d’Auty. Une coordination des cités en lutte se met alors en place pour accélérer le processus de relogement décent, écartant d’emblée les solutions d’appartements-relais provisoires d’une cité pourrie à l’autre. Elle préconise d’appliquer la loi de réquisition des logements vides, prospecte ces derniers dans les villes de droite comme de gauche. Des pavillons sont ainsi réquisitionnés par les pouvoirs publics, puis rénovés par Transit’Services, une SCOP lancée en août 1983 par des jeunes de la cité. Parmi eux, les regrettés Hassan Joulane et Ali Benaoune, qui ne se voyaient pas pour autant « déménageurs à vie ». A la veille du procès du meurtrier d’Abdennbi, la dernière famille de la cité Gutenberg est enfin relogée, et les bulldozers entament leur ronde pour démolir les bâtiments qui s’effondrent tel un château de cartes. Par la suite, la solidarité continuera avec d’autres cités qui se lancent à leur tour dans l’action, aux Potagers (Nanterre), mais aussi à Bezons, Houilles etc.

Avec le sentiment du devoir accompli, Hassan et ses amis ambitionnent alors de transformer la SCOP en lieu de production inter-culturelle, pour soutenir des projets musicaux ou audio-visuels. En effet, la mobilisation a aussi eu une dimension culturelle. L’association a ainsi produit un 45 t, « Réponse à tous », de Farid, dit Bobosse. Le groupe musical Les Amis d’Abdennbi a produit « Nanterre, ville bidon », une belle chanson en hommage au défunt et à toutes les autres victimes. Elle continue à être fredonnée par beaucoup, aujourd’hui encore. Mais le projet de développement culturel implanté à Nanterre n’a pas été retenu par le ministère de la Culture, qui lui a préféré d’autres têtes d’affiche de la mode « beur », selon « l’appellation contrôlée ». Qu’à cela ne tienne: le local de la SCOP, place de la Boule, est confié à une association… de chômeurs !

JUSTICE pour ABDENNBI et pour TOUS les AUTRES

Simultanément, un minutieux travail sur le dossier d’instruction judiciaire est effectué avec des avocats de terrain connus par les habitants, M° Jean-Pierre Choquet et Jean-Marcel Cheron, pour préparer le procès du meurtrier d’Abdennbi.

Le 1er février 1985, le meurtrier d’Abdennbi est condamné à 12 ans de réclusion criminelle. « Rien ne me rendra la vie de mon fils. Mais la justice a été correcte », dira Mme Guémiah à une chaîne de TV anglaise, dont la présence témoigne de l’écho international provoqué par une mobilisation populaire et tenace pour que Justice soit rendue. « Le verdict n’est pas mauvais, et nous avons été respectés. Le président surtout nous a écouté. Ce n’est pas le cas des policiers venus témoigner : ils ont voulu salir nos jeunes. » Mais Mme Guémiah pense aussi à toutes les familles endeuillées. « J’ai été terrifié par la mort d’autres gosses, comme le petit Toufik. Il n’avait que 9 ans ! Je plains sa maman. Je suis de tout coeur avec elle ». La maman d’Abdennbi ira ainsi témoigner de sa solidarité au procès de cet autre assassin à La Courneuve.

Le 6 novembre 1983, un hommage à Abdennbi réunit près de 2 000 personnes à la cité Gutenberg-Nanterre. Parmi elles les familles de Wahid Hachichi, et celles de plusieurs autres victimes de crimes racistes ou sécuritaires, ou encore de violences policières. Elles annoncent ensemble le lancement de l’Association nationale des mères et des familles, qui interpelle l’Etat et la société civile pour que cessent tous ces crimes. Pour que cesse l’impunité. Plusieurs rondes des « Folles de la place Vendôme » seront organisées par la suite devant le ministère de la Justice.

Depuis, d’autres familles se mobilisent à leur tour pour obtenir Vérité, Justice et reconnaissance. Un combat toujours difficile, parfois désespéré. La mobilisation à Nanterre, associant famille et amis au suivi judiciaire et politique du « dossier », démontre qu’il est possible de créer un rapport de forces favorable. Dès lors que les gens concernés se prennent en main, s’unissent et « assurent le suivi », il y a toujours raison d’espérer.

Ce message d’espoir, il s’adresse aussi à tant de victimes d’hier à aujourd’hui. On pense à celles du 17 octobre 1961 – beaucoup d’Algériens massacrés ce jour-là étaient partis des bidonvilles de Nanterre -. On pense à la mort récente en octobre 2011 à la maison d’arrêt de Nanterre de Jamal Ghermaoui, qui rappelle celles de Patrick Mirval (1974) ou d’Alain Khetib (1975), un autre enfant de Nanterre. On pense aussi à tous les autres disparus à travers la France.

Il est de notre responsabilité que tous s’inscrivent dans la mémoire collective.

Mogniss H. Abdallah