Barbès Blues au temps du couvre-feu (partie 26) Farid Taalba

23 Déc

Kabylie

Barbès Blues au temps du couvre-feu (épisode précédent)

En chuchotant pour ne pas rompre l’élocution claire du vieil homme, intrigué, Madjid remit en selle le maître : « Ce matin, lorsque je me suis levé, j’ai tout de suite remarqué qu’il n’y avait pas de lumière dans votre chambre. J’ai pensé que vous dormiez encore, j’ai craint que vous ne ratiez votre train. Je vous ai d’abord appelé, vous n’avez pas répondu. Alors, au bout de plusieurs appels sans réponse, pris de panique, je suis entré dans votre chambre. Mais vous n’étiez plus là et je vous retrouve à Maison-Blanche comme par magie. Comment avez-vous fait ? Que vous est-il arrivé ?

– Hier soir, déclara nostalgiquement Si Mohand Arezki qui tournait la tête de plaisir en fermant les yeux, tu nous as régalés de ta belle voix.

– Comment ça je vous ai régalés de ma belle voix, se défendit Madjid d’un ton qui se voulait amusant mais que trahissait l’étonnement outragé de son regard, vous avez dû rêver ? Ou alors c’est trop d’honneur que je ne mérite pas.

– Aaah, chantonna Si Arezki, je ne te comprends que trop de ne pas entendre le chant de ta propre voix. C’est ainsi lorsqu’on se trouve sous l’emprise d’un charme qui te tient prisonnier hors du monde.

– Admettons-le, feignit alors Madjid pour ne pas avoir à déballer ses préoccupations matrimoniales, mais tout cela ne me dit pas comment vous vous êtes retrouvé à Maison-Blanche.

– Oh, s’amusa Si Arezki, tu as d’abord entonné un chant de fête. Tu étais enthousiaste, le rythme était si endiablé que tu as fini par entrer en transe. Déchaîné, transfiguré, tu es soudain tombé, inanimé. Tu venais ainsi d’écourter notre soirée. Bou Chlaghem t’a alors transporté sur son dos jusqu’à ta chambre.

– Je veux bien y croire, insinua Madjid, mais parce que j’étais sous le charme des pipes que vous m’avez cordialement invité à fumer. ».

Si Arezki acquiesça des yeux avant de préciser : « C’est quand même le kif des hommes d’honneur. ».

Madjid reprit aussitôt la parole : « Si je me trouvais couché dans ma chambre, où vous trouviez-vous ? Votre lit n’a même pas été défait.

– Ah, soupira le maître, tu ne peux comprendre, il faut que je te mette au parfum.

– Je ne demande pas mieux, confessa l’autre.

– Comme tu le sais, je suis poète. Je déclame et chante ma poésie. Je suis aussi à la tête d’une troupe qu’on appelle partout l’équipe de Si Arezki. Elle se partage en deux. D’un côté, il y a le groupe des musiciens, le danseur et les danseuses. De l’autre, il y moi et celui qui m’accompagne pour déclamer et chanter des poèmes. Comme chef de l’équipe, je m’occupe aussi des relations avec ceux qui désirent que nous nous produisions chez eux à l’occasion de fêtes : mariages, circoncision ou autres. Et, il faut tout prévoir : notre hébergement, les repas, le prix de notre prestation. Je ne vais pas dire qu’on nous arrache mais on ne manque pas de sollicitations. Enfin, quand arrive le jour de la fête, deux clarinettistes, un joueur de tambour à deux faces, deux chanteurs donnent le la au danseur et aux danseuses.

En général, ils commencent l’après-midi jusqu’au coucher du soleil où ils s’arrêtent, avant de reprendre entre 21 heures et 22 heures. En passant entre chaque travée d’invités, il leur revient de les inciter à la joie et à la danse. Mon accompagnateur et moi n’intervenons pas pendant ce moment animé par les musiciens et les danseurs. Nous, c’est seulement au petit matin que nous prenons le relais des musiciens et des danseurs épuisés. Tambour en mains, nous marchons alors entre les rangs d’invités, déclamant et chantant nos poèmes en alternance.

D’habitude, pendant que les autres se produisent, j’ai pris l’habitude d’aller me chauffer un peu en animant ailleurs des petites fêtes privées comme celle à laquelle tu as été convié hier au soir. Une fois dans ton lit, Bou Chlaghem est revenu sur la terrasse et nous avons continué sans toi. Jusqu’au moment où il a fallu rejoindre le reste de mon équipe qui se produisait précisément à Maison-Blanche. Aux premières lueurs de l’aurore, j’ai pris le relais des musiciens et je me suis mis au travail. Voilà, je crois avoir répondu à ta question. ».

En silence, Madjid approuva d’un hochement de tête, toute parole étant devenue inutile, laissant place à la récitation du petit vieux assis devant eux que n’arrivaient pas à couvrir les grondements du train en pleine course :

«  Vous deux, quels bienfaits de votre seigneur nierez-vous ?

Des fruits, des palmiers, des grenadiers.

Vous deux, quels bienfaits de votre seigneur nierez-vous ?

Des vierges belles et bonnes.

Vous deux, quels bienfaits de votre seigneur nierez-vous ?

Des houris retirées dans leurs pavillons.

Vous deux, quels bienfaits de votre seigneur nierez-vous ?

Que n’auront touché hommes ni djinns.

Vous deux, quels bienfaits de votre seigneur nierez-vous ?

On s’accoudera là sur des coussins verts et des tapis merveilleux… »

Quand le vieil homme acheva la sourate « Le Miséricordieux » en laissant les pulsations de la cavalcade envahir le wagon, il se leva, loua le seigneur, invoqua tous les saints pour accompagner les voyageurs dans la sérénité, puis, appelant à la miséricorde qui ne devait pas être le seul attribut de dieu mais de tout un chacun, il demanda l’aumône en tendant un panier d’alfa d’une main pendant que l’autre tenait une canne d’aveugle dont les cognements lui ouvraient la route dans la travée qui s’éparait les banquettes de chaque côté du wagon.

Madjid lui offrit aussitôt son obole et se surprit de ne pas voir le bras de Si Arezki se tendre et sa main s’ouvrir au-dessus du panier. Il vira son regard sur Si Arezki : sa tête s’était assoupie sur son épaule droite, il dormait d’un sommeil profond, les mains jointes sur un ventre ondulant comme un soufflet au rythme d’une respiration régulière.

Alors que les cognements de la canne commençaient à s’éloigner, profitant de son endormissement pour examiner Si Arezki sous toutes les coutures, Madjid finit par se fixer sur ses yeux clos qui ne cessaient pas de l’impressionner et de convenir en pensant à ses nombreux collègues du service du soir : « C’est vrai, après le travail, pour lui commence la nuit, quoiqu’il ait un drôle de métier ! ». 

Bientôt le train allait faire sa halte à Ménerville, petite ville construite sur le col des At Aïcha, à l’emplacement d’un ancien petit village indigène appelé Ténia. Point de bifurcation entre Tizi Ouzou et Bouira, elle se présentait bien comme une véritable serrure d’une des rares portes d’accès et de sortie entre la Kabylie et Alger, en étalant ses quartiers construits au cordeau sur les deux versants d’un vallon traversé par la route national et le chemin de fer. Approchant la gare, sur les collines avoisinant la ville, Madjid découvrit les campements militaires qu’on y avait établis en prévision, songeait-il lucidement, de la mise en sommeil des festivités. Là où il avait laissé des pentes pelées, des tentes frémissaient sous la brise marine qui s’était engouffrée dans le vallon. Elles étaient entourées de fil barbelé, défendues par de nombreuses pièces d’artillerie et, autour d’elles, s’agitait un ballet de jeeps et de soldats en manœuvre. Même après avoir quitté Ménerville, au moment où le train prit la direction de Bouira pour rejoindre la vallée de l’Isser, il ne put que rester sans voix devant la longue colonne de blindés qui filaient, à sa gauche, vers Tizi Ouzou.

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