Elsa, peux-tu nous dire ce qu’il en est de ta situation.
Pour bien comprendre ma situation il faut comprendre ce qui se joue au delà de ce qui arrive aujourd’hui à notre famille. Notre histoire et la séparation qu’on nous impose aujourd’hui n’est pas une calamité qui nous tombe dessus par hasard, ce qui nous arrive est malheureusement le quotidien de nombreux couples dit « mixtes » dans le Jérusalem occupé et relève de choix politiques mis en œuvre par l’état d’Israël pour s’assurer une majorité démographique a Jérusalem. Pour résumer ma situation : je vis à Jérusalem depuis avril 2014, je suis mariée avec Salah Hamouri, Franco-Palestinien (résident de Jérusalem). Je possède un visa valide jusqu’en octobre 2016, mais après quelques jours passés en France, j’ai été refoulée en arrivant à l’aéroport de Tel Aviv et expulsée vers Paris, après deux jours de prison. J’étais alors enceinte de six mois et demi.
Peux- tu nous expliquer ce qui se joue pour vous comme couple « mixte » a Jérusalem ?
La vie d’un couple « mixte » composé d’un-e Jérusalémite Palestinien-e et d’un-e étranger-e ou d’un-e Palestinien-ne de Cisjordanie ou réfugié-e à l’étranger se heurte à la réalité de l’occupation de la Palestine. Le choix d’un conjoint en Palestine est comme partout une histoire intime mais comme dans toutes les zones ou l’injustice règne, le choix d’un-e conjoint-e se confronte forcement aux violences symboliques et physiques qui sont le pain quotidien du peuple palestinien. C’est vrai partout en Palestine mais cela prend une forme singulière pour tous les couples palestiniens qui vivent à Jérusalem. Un couple dit « mixte » au regard du statut de Jérusalem n’a que peu de chance de pouvoir vivre en couple à Jérusalem. Les autorités israéliennes par une succession de règlements mais aussi d’arbitraire font tout pour rendre impossible l’installation de ces couples à Jérusalem. Les politiques de l’Etat d’Israël et de la municipalité de Jérusalem poursuivent l’objectif de réduire le plus possible la présence des Palestiniens dans l’ensemble de Jérusalem y compris dans Jérusalem-Est conquise militairement et annexée par Israël en 1967. Aujourd’hui les Palestiniens représentent un peu moins de 40% de la population de l’ensemble de Jérusalem. Faut il rappeler qu’ils y étaient majoritaires avant la création de l’état d’Israël ? Si on regarde aujourd’hui sur la seule partie de Jérusalem-Est qui au niveau du droit international est annexé par Israël et ne fait donc pas partie de son territoire, on compte 16 colonies israéliennes à Jérusalem-Est. Les 210.000 colons qui y vivent représentent aujourd’hui près de 44% de la population de la partie orientale de la ville, alors qu’ils n’étaient que quelques centaines en 1967.
Aujourd’hui les Palestinien-ne-s ne disposent plus que de 13% du foncier de Jérusalem-Est. Les 87% restants sont contrôlés par l’Etat ou des citoyens israéliens. Cette spoliation a été rendue possible par tout un ensemble de mesures et de pratiques, comme la confiscation de terres et de bâtiments dans la ville et par la mise en place d’un statut juridique coercitif pour les habitants palestiniens de Jérusalem. Il faut également préciser que les couples « mixtes » Palestiniens de Cisjordanie et étranger-e-s sont également soumis à de telles galères administratives, rendant leur vie très difficile, toujours avec le but de pousser les Palestiniens à l’exil.

House owner weeps while Palestinian contract workers for the city of Jerusalem, demolish her house in Anata. Photo by Meged Gozani/Activestills.org
Quel est le statut juridique des Palestiniens de Jérusalem-Est?
Ils sont des « résidents », dans leur propre ville bien qu’ils y vivent depuis plusieurs générations. Ce « droit de résidence » délivré et encadré par Israël peut par exemple leur être retiré si ils quittent la ville plus de 7 ans. Pour conserver ce droit de résidence, les Jérusalémites doivent chaque année prouver que leur « centre de vie » est à Jérusalem. Cela passe donc par le paiement des taxes locales, les justificatifs de logement, les justificatifs d’inscription à l’école pour les enfants, etc… C’est un statut rendu volontairement précaire pour accélérer le départ des Palestiniens de Jérusalem. Depuis 1967, plus de 14.000 habitants de Jérusalem-Est ont ainsi perdu leur statut de résident.
En cas de mariage avec une personne extérieure à Jérusalem, le conjoint doit entamer de longues et couteuses démarches pour obtenir son droit de résidence. Je connais des gens pour qui ces démarches pénibles ont duré une dizaine d’années. En l’absence de ce statut le couple est contraint de vivre dans l’insécurité la plus grande, privant le demandeur de sa liberté de circuler. Pour ne pas perdre le statut de résident, très souvent, ces couples vont vivre dans un quartier de Jérusalem qui dispose du statut de « résident » mais qui est géographiquement situé en Cisjordanie ce qui fait de ce quartier (Kufr Akab) un lieu à part entre Jérusalem et Ramallah. Ceux qui possèdent le statut de résident peuvent y vivre sans perdre ce précieux statut, car ils doivent s’acquitter des taxes locales et ceux qui ne l’ont pas peuvent également y vivre. C’est devenu au fil du temps le quartier des couples mixtes qui espèrent pouvoir aller vivre à Jérusalem une fois leur situation régularisée.
L’enregistrement des enfants de Jérusalémites (pas uniquement des couples « mixtes » d’ailleurs) est également un parcours du combattant. Certains enfants atteignent la majorité sans être enregistrés et donc en étant totalement apatrides. A ces tracasseries familiales s’ajoutent aussi à Jérusalem le problème du foncier. Les autorisations de bâtir sont délivrées au compte-goutte et sont très couteuses. De lourdes restrictions freinent les demandes de construction pour les Palestiniens. Si bien que de nombreuses constructions ou agrandissements sont réalisées sans permis ce qui permet la destruction « légale » de nombreuses maisons palestiniennes par les Israéliens. Tout cela n’a qu’un but rendre la vie impossible pour un Palestinien à Jérusalem. Les Palestiniens sont contraints de vivre dans des logements exigus aux loyers rendus prohibitifs par la pénurie organisée. A cela on peut aussi ajouter l’absence de services publics dignes de ce nom dans la partie annexée de Jérusalem alors que tous les habitants payent des taxes à la Mairie. Taxes qui soit dit en passant sont souvent supérieures aux taux pratiqués dans les quartiers ouest de la ville.
Un autre aspect de cette politique est la répression des ONG et des militants supposés. Il faut noter le rôle primordial que jouent les ONG Palestiniennes à Jérusalem. En effet, l’Autorité palestinienne n’ayant pas le droit d’agir à Jérusalem, un grand nombre de missions de service public sont assurées par les ONG. Régulièrement, les membres de ces ONG sont arrêtés, emprisonnés, certaines ONG sont contraintes de fermer car déclarées « danger pour la sécurité d’Israël » alors qu’elles sont un poumon indispensable aux Jérusalémites, aussi bien en matière de prévention médicale, d’alphabétisation, d’émancipation des femmes, etc… On a même pu assister les derniers mois à l’acharnement des autorités contre des lieux culturels comme le Théâtre national Al-Hakawati ou contre des artistes considérés comme trop « engagés ».
En somme voilà les conditions d’existence pour celles et ceux qui font le choix de vivre a Jérusalem annexée. Toutes ces privations sont destinées à pousser les habitants Palestiniens de la ville à l’abandonner, c’est une véritable bataille démographique qui se joue dans cette ville symbole. Malgré cela des Palestiniens vivent toujours à Jérusalem et y fondent des familles. Des actes anodins mais qui dans ce contexte représentent un véritable acte de résistance.
C’est donc dans ce contexte que l’état d’Israël t’empêche de rentrer chez toi. Mais l’état d’Israël et ses relais en France nous disent que ton expulsion est motivée par ta dangerosité et celle de ton mari ainsi que parce que tu aurais mentis lors de tes demandes de visa ?
Ça ne surprendra évidement personne, l’état israélien pour justifier les conséquences trop visibles et humainement injustes de ses politiques salit les victimes de ses politiques pour les discréditer. C’est un grand classique et l’on assiste parfois à cela en France, quand un homme ou une femme est assassiné ou maltraité par la police, la victime est bien souvent présentée comme « défavorablement connu des services de police ». Que cela soit vrai ou faux l’idée reste de salir la victime pour discréditer sa parole. En Israël, c’est le même procédé sauf que c’est la terminologie qui change. Une victime des politiques ségrégationnistes devient nécessairement un « danger pour la sécurité de l’Etat d’Israël ». Là dessus, les services israéliens brodent avec ce qu’ils ont et bien souvent avec ce qu’ils n’ont pas. Dans mon cas, le rapport produit évoque en boucle « des informations qui prouvent » ma dangerosité et des « activités terroristes ». Durant plus d’une vingtaine de pages, ces formulations sont réutilisées mais jamais étoffées de preuves, et pour cause, il n’y a rien à dire. Je serais dangereuse au point qu’on me refuse l’entrée d’un territoire mais je n’ai jamais été interrogée ni par les services israéliens ni pas les services français, qui plus est en plein état d’urgence…
Les autorités m’imputent également un mensonge que j’aurais utilisé dans le but d’obtenir mon visa. Mensonge qui est complaisamment repris par de nombreux médias ici. En ce qui concerne le mensonge comme les accusations de dangerosité, il est possible pour tout esprit éclairé de démonter le raisonnement israélien.
Si il est vrai que les autorités israéliennes m’ont refusé un « visa d’épouse » après plus d’un an de démarches, au motif que mon mari représenterait « un danger pour l’état d’Israël », il est également vrai que j’ai fait appel de cette décision. Par ailleurs, en tant qu’employée du Consulat de France à Jérusalem, j’étais en droit d’obtenir un « visa de service », comme tous mes collègues. Le Consulat a fait auprès du Ministère des Affaires étrangères les démarches pour que j’obtienne ce visa et ce, en toute connaissance de mon dossier. Je n’ai jamais eu directement affaire au MAE israélien et n’ai donc menti à personne. La demande faite par le Consulat ayant été faite avec le même passeport qui avait servi à la demande de visa d’épouse, les autorités israéliennes avaient à leur connaissance également tout mon dossier et étaient donc en mesure, en octobre 2015, de me refuser ce visa de service, si elles jugeaient que ceci n’était pas légal ou que j’étais un « danger ».
Il n’y a eu ni mensonge ni volonté de ruser, je n’ai jamais demandé de passe-droit, uniquement l’application du droit. Un droit qui m’a été accordé en octobre 2015 par les autorités israéliennes elles-mêmes et qui m’a été arbitrairement enlevé en janvier 2016, d’un simple coup de tampon sur mon passeport apposé par la gardes-frontières. Si j’avais menti ou si je représentais un quelconque danger, les autorités françaises ne déploreraient pas le traitement que j’ai reçu et ne demanderaient pas à leurs homologues israéliens de revenir sur leur décision.
Comment expliques-tu dans ta situation ce revirement de l’état d’Israël qui t’accordes finalement un visa pour l’annuler une fois que tu veux rentrer chez toi et quel regard tu portes sur la campagne qu’il orchestre pour te discréditer ?
C’est toujours difficile et aléatoire de cerner les intentions d’un tiers. Néanmoins dans les faits, mon enfant et moi-même sommes utilisés comme appâts pour contraindre Salah à quitter sa ville. Notre projet de vie est à Jérusalem, nous ne nous en sommes jamais cachés et avons entamé toutes les démarches pour y parvenir. Dès lors d’un point de vue du droit israélien, une fois que j’étais sur place et mariée, il était compliqué pour les autorités israéliennes de m’expulser, car j’étais dans mon bon droit. Dans tout pays, les conjoint-e-s des ressortissants ont le droit d’acquérir un visa pour vivre auprès de leur époux et sont en général naturalisé-e-s au bout de quelques années.. Mais, comme ils le font pour des centaines de milliers de Palestiniens, par contre, ils tentent de nous compliquer la vie. C’est ce qu’ils ont fait dans un premier temps en faisant traîner ma demande de visa d’épouse durant plus d’un an et ensuite, en me refusant l’entrée du territoire.
Leur intention réelle est écrite noir sur blanc dans le rapport du Ministère de l’Intérieur visant à rejeter la demande d’annulation de mon expulsion, mon époux et moi-même sommes autorisés à « vivre ensemble en dehors d’Israël ». On ne peut être plus clair.
La volonté de pousser les Palestiniens à l’exil s’applique à tout le monde, pas uniquement aux anciens prisonniers politiques, nous ne sommes qu’un dommage collatéral parmi tant d’autres…
Dans notre cas les autorités israéliennes ont saisi un moment particulier, celui de l’arrivée de notre premier enfant pour nous rappeler que le simple fait de vivre et de fonder une famille en Palestine c’était être un « danger » pour l’État israélien.
Pour le reste sur la campagne de diffamation que mon mari, mon père et moi-même subissons, elle est peu étonnante voire même fréquente venant des sionistes. Comme leurs homologues d’extrême-droite européen ils utilisent la diffamation, le racisme, le sexisme, l’islamophobie, l’anti-communisme primaire. Toutes ces insultes coulent sur nous, elles sont la preuve d’un vide total d’arguments politiques et raisonnables.
On peut également constater dans la rhétorique des supporters de l’état israélien une totale déshumanisation des Palestiniens et de leurs proches. Il est également dit que j’instrumentalise mon enfant à des fins politiques. Ce qui est un total contresens. Mon enfant et moi-même sommes les victimes de la politique menée par Israël à Jérusalem. Israël nous utilise afin de contraindre mon mari à quitter sa ville. Alors oui, je me bats, et oui ce combat à une tournure politique, parce que nous subissons cette politique injuste. Je me bats comme n’importe quelle mère le ferait pour offrir le meilleur avenir à son enfant. Cet enfant est franco-palestinien. C’est son droit de voir le jour et de grandir à Jérusalem. Pourquoi ne pas choisir la facilité et venir tous vivre en France, après tout ? Parce que justement, c’est le but clairement exprimé par Israël: vider la population Arabe de Jérusalem. C’est notre droit d’être réunis dans la ville de notre choix et ce droit est aujourd’hui atteint par une décision totalement arbitraire.
La diffamation, mon expulsion, mon incarcération, le sort que nous subissons aujourd’hui, tout cela est malheureusement le prix à payer lorsque l’on vit pour un idéal juste. Chaque engagement a sa part de risques, mais la grandeur de l’idéal vaut le coup de prendre et d’assumer ces risques.
Ta situation en France donne lieu à une mobilisation militante. Quel regard tu portes dessus et plus généralement qu’elle est ton regard sur le mouvement de soutien au peuple palestinien en France?
Ma situation donne lieu à une mobilisation militante importante puisque plusieurs milliers de personnes dont de nombreux élu-e-s ont signé une pétition en faveur de mon retour à Jérusalem. Des élu-e-s ont également interpellé Laurent Fabius, proposant même de m’escorter jusqu’à Jérusalem. De nombreux acteurs du mouvement de soutien à la Palestine participent à cette mobilisation, chacun le faisant à sa manière. Au déploiement d’émotion, je préfère la distance des faits et la solidité des engagements raisonnés. L’émotion finira par se tasser, l’idéal de justice perdurera, au-delà de notre cas. Quoi qu’il en soit cette interview à Quartiers Libres est pour moi l’occasion de remercier toute celle et tous ceux qui nous font l’amitié et la camaraderie de se mobiliser pour nous permettre à Salah et moi de vivre en famille, à Jérusalem. Si aujourd’hui cette mobilisation se focalise sur nous, je tiens à redire que nous ne sommes pas un cas exceptionnel et que chaque jour, des Palestinien-ne-s sont confronté-e-s à cet arbitraire. Si notre cas permet de mettre en lumière cette politique arbitraire, tant mieux, mais au-delà de notre histoire, il faudra continuer la mobilisation, au-delà de l’affect, pour toutes celles et ceux qui vivent des injustices dans l’anonymat le plus total.
Le mouvement de soutien au peuple palestinien peine parfois à sortir des cercles militants car il souffre aujourd’hui d’un rapport défavorable dans l’accès au médias mainstream. A l’inverse, les partisans de l’état israélien en France savent faire entendre leur voix dans les médias ainsi qu’auprès des politiques. Pour cela ils ont occulté le conflit colonial en le dissimulant sous une autre grille de lecture au travers des théories civilisationnelle. Dans ce contexte, ils utilisent le chantage à l’antisémitisme et n’hésitent pas à attaquer en justice régulièrement des soutiens du peuple palestinien. Jusqu’a il y a encore peu de temps les tribunaux relaxaient logiquement les militant-e-s devant le ridicule de ces accusations. Cela est en train de changer avec la lutte contre BDS en France ou pour la première fois des militants ont été condamné. Cette stratégie judiciaire peut décourager et détourner de la lutte de nombreuses personnes.
Cette stratégie judiciaire d’instrumentalisation de l’antisémitisme peut fonctionner en France car les sionistes ont su s’appuyer et mettre en scène ceux qui en périphérie des mouvements de soutien au peuple palestinien sont de réels antisémites. Ces acteurs de l’antisémitisme traditionnel européen qui utilisent la Palestine pour exprimer leur haine des Juifs, sont les idiots utiles du sionisme. En Palestine personne ne s’intéresse aux thèses négationnistes et complotistes. Ces acteurs antisémites sont inexistants sur le terrain de la solidarité, ils ne font rien de concret pour soutenir le peuple palestinien dont ils se fichent pas mal. Malheureusement, ils disposent de relais non négligeables à travers leurs vidéos sur les réseaux sociaux. Ils nuisent au combat du peuple palestinien avec leur phobie/folie des juifs qui est mise en scène dans des combats stériles avec les organisations sionistes trop contentes de pouvoir assimiler le soutien au peuple palestinien a des antisémites notoires. Le paradoxe salutaire de cette situation c’est que les projets de solidarité concrets en Palestine et ici en France sont toujours développés par des acteurs qui basent leurs actions sur les principes de solidarité internationale, de justice, d’anticolonialisme et de droit des peuples à l’autodétermination.
Une Réponse vers “Entretien avec Elsa Lefort”