Question Juive ; La Tribu, La Loi, L’espace / Ilan Halevi
L’histoire de la communauté juive suit douloureusement le cours de l’histoire de l’humanité. Persécutées, dispersées, les communautés juives se recomposent et se transforment à travers les continents, les espaces où elles trouvent refuge. Loin d’une trajectoire linéaire, son histoire emprunte des chemins sinueux et entrecroisés. Face à cet entrelacs, Ilan Halevi nous propose de reprendre les fils historiques de La question juive par le début. En s’appuyant sur une riche documentation historique l’ouvrage montre les mouvements par lesquels le « sujet juif » a traversé l’histoire et survécu dans deux aires culturelles distinctes : le monde arabo-musulman et l’Europe. En Europe occidentale, le judaïsme évolua vers l’émancipation et l’« assimilation », tandis qu’en Europe orientale, au contraire, il se consolidait, se cristallisant comme une quasi-nation, la « nation yiddish ». Les pogromes, l’antisémitisme, l’affaire Dreyfus, l’émigration massive d’Est en Ouest et la « solution finale » nazie, ouvriront la porte à une nouvelle phase de la « question juive ». Dans le monde musulman, les juifs se transformaient en communauté confessionnelle à la façon des druzes ou des maronites. Pourtant, l’histoire des Juifs allait être progressivement arrachée à la société arabe dont ils font partie pour se raccrocher à la colonie des juifs d’Europe, préfigurant le mouvement qui déplacera, après 1948, un million de Juifs d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient vers l’État nouvellement créé, Israël. La société israélienne, fondée sur l’expulsion des Palestiniens, naîtra de l’intégration inégalitaire des Juifs orientaux dans l’État-colon des juifs occidentaux. Le mouvement sioniste, né dans la crise de la société juive d’Europe de l’Est, s’est appuyé sur la montée d’un antisémitisme en Europe occidentale, lui-même produit de l’émigration massive des Juifs de l’Est européen vers l’Ouest. La violence de la constitution de l’État d’Israël est le dernier des avatars de cette histoire tragique. À l’heure des résurgences antisémites violentes de plus en plus nombreuses, et de l’entretien des mythes calamiteux qu’elles avivent, La question juive apporte un éclairage nouveau sur des pans entiers de l’histoire le plus souvent ignorés qui éclairent les drames contemporains.
Préface: la « question juive » entre shoah et colonialisme / Enzo Traverso
« Question juive » : cette expression apparaît au 18e siècle, lorsque les partisans des Lumières commencent à discuter sur les moyens de « rendre utiles » les juifs au sein des sociétés européennes. C’est le sens des propositions de l’Abbé Grégoire en France et du haut fonctionnaire de la Cour prussienne Wilhelm von Dohm. La formule devient d’usage courant un siècle plus tard, quand elle prend deux significations distinctes, voire antinomiques. À l’époque de l’essor des nationalismes, la « question juive » s’ajoute à nombre d’autres questions nationales qui traversent le vieux monde, de l’Allemagne à l’Italie, de la Pologne à l’Irlande. Son statut est singulier, car elle ne désigne aucune revendication nationale, mais elle concerne les juifs en tant que minorité dont l’émancipation n’est pas encore partout achevée, ou reste contrastée par l’antisémitisme. Dès la fin du 19e siècle, le sionisme se l’approprie en présentant les juifs d’Europe comme une nation irrédente1. À côté de cette acception, il y en a cependant une autre qui, en transcendant les frontières de l’histoire, donne à la « question juive » un caractère quasi ontologique en la déduisant de l’existence même des juifs. Pour les nationalismes fin-de-siècle, les juifs sont des corps étrangers et nuisibles incrustés au sein des peuples européens. La « question juive » a donc deux visages : d’une part, celui analysé par Abraham Léon et Jean-Paul Sartre dans leurs essais qui paraissent avec ce titre en 19452 ; d’autre part, celui du sinistre « Commissariat aux questions juives » du régime de Vichy, placé sous la direction de Louis Darquier de Pellepoix. La « question juive » étudiée par Ilan Halevi dans cet ouvrage, écrit plus de trente ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, est plus large et complexe, puisqu’elle intègre la naissance d’une « question palestinienne », les deux étant intimement liées.
Question juive est Lire la suite