

« Il y a plus d’adultes africains-américains sous main de justice aujourd’hui – en prison, en mise à l’épreuve ou en liberté conditionnelle – qu’il n’y en avait réduits en esclavage en 1850. L’incarcération en masse des personnes de couleur est, pour une grande part, la raison pour laquelle un enfant noir qui naît aujourd’hui a moins de chances d’être élevé par ses deux parents qu’un enfant noir né à l’époque de l’esclavage. »
Dans ce livre devenu un classique des luttes contre la prison et le système judiciaire aux États-Unis, Michelle Alexander revient dans des pages fulgurantes sur les mutations de la domination raciale et de l’enfermement. De l’esclavage aux innombrables prisons actuelles, en passant par la ségrégation de l’ère « Jim Crow », ce livre explore la façon dont en quelques décennies, avec la « guerre contre la drogue », les Noirs et les Latinos ont commencé à être enfermés en masse, jusqu’à dépasser aujourd’hui deux millions de prisonniers. Du quadrillage policier aux cellules, en passant par le profilage racial et une machine judiciaire implacable, l’auteure dévoile tous les mécanismes de cette nouvelle ségrégation qui a créé une nouvelle « sous-caste raciale », une « race des prisonniers ».
Introduction
Jarvious Cotton ne peut pas voter. Comme son père, son grand-père, son arrière-grand-père et son arrière-arrière-grand-père, on lui a refusé le droit de participer à notre démocratie électorale. L’arbre généalogique de la famille Cotton résume l’histoire de plusieurs générations de Noirs nés aux États-Unis mais à qui on dénie une des libertés les plus élémentaires que promet la démocratie, celle de choisir par le vote ceux qui édicteront les règles et les lois qui gouvernent notre vie. L’arrière-arrière-grand-père ne pouvait pas voter car il était esclave. Son arrière-grand-père fut battu à mort par le Ku Klux Klan pour avoir tenté de voter. Son grand-père en fut empêché par les menaces du Ku Klux Klan. Son père ne put le faire à cause des taxes électorales et des tests d’alphabétisation. Aujourd’hui, Jarvious Cotton ne peut pas voter parce que, comme de nombreux hommes noirs aux États-Unis, il a l’étiquette de « criminel » et se trouve en liberté conditionnelle.
L’histoire des Cotton illustre bien le vieil adage selon lequel « il faut que tout change pour que rien ne change ». À chaque génération, de nouvelles tactiques ont été utilisées pour atteindre les mêmes objectifs, ceux que s’étaient déjà fixés les Pères fondateurs. Pour ces derniers, il était fondamental de refuser la citoyenneté aux Africains-Américains, alors que se constituait l’Union originelle. Deux siècles plus tard, l’Amérique n’est toujours pas une démocratie égalitaire. Les arguments et justifications maintes fois avancés pour défendre la discrimination et l’exclusion raciales sous ses diverses formes ont changé mais le résultat est en grande partie le même. Aujourd’hui, un pourcentage extraordinaire d’hommes noirs aux États-Unis sont légalement privés du droit de vote, comme leurs ancêtres l’ont été tout au long de l’histoire américaine. Il subissent également une discrimination légalisée à l’embauche, au logement, à l’éducation, aux prestations sociales, au droit à être juré, tout comme leurs parents, leurs grands-parents et leurs arrière-grands-parents à leur époque.
Les changements survenus depuis l’effondrement du système Jim Crow concernent moins les structures fondamentales de notre société que le langage employé pour les justifier. À l’ère de l’indifférence à la couleur de peau [color-blindness], il n’est désormais plus socialement acceptable de justifier la discrimination, l’exclusion et le mépris en invoquant explicitement la race. Nous ne le faisons donc pas. Plutôt que la race, c’est le système judiciaire qui est employé pour étiqueter des gens de couleur comme « criminels » et pour reproduire toutes ces pratiques supposées appartenir au passé. Aujourd’hui, il est parfaitement légal de discriminer les « criminels » tout comme il était auparavant légal de discriminer les Africains-Américains. Une fois que vous êtes étiqueté « criminel », les formes de discrimination traditionnelles – à l’embauche, au logement, au droit de vote, à l’éducation, aux aides alimentaires et autres prestations sociales, ainsi qu’au service comme juré – deviennent soudainement légales. En tant que « criminel », vous avez à peine plus de droits, et êtes sans doute moins respecté, qu’un homme noir vivant dans l’Alabama au plus fort du système Jim Crow. Nous n’avons pas mis fin aux castes raciales, nous les avons simplement remodelées. Lire la suite →