Xénophobie business
À quoi servent les contrôles migratoires?
Claire RODIER
La surveillance des frontières s’est muée ces dernières années en un business hautement profitable. Les sociétés privées de sécurité autant que celles de l’industrie de l’armement en savent quelque chose : depuis le milieu des années 1990, elles ont trouvé dans ce nouveau « créneau » des opportunités inespérées. La plus grosse entreprise de sécurité, G4S (dont une partie de l’activité est consacrée à la « gestion » de l’immigration), emploie aujourd’hui près de 650 000 salariés, ce qui en fait le deuxième plus grand employeur privé du monde. Jamais, en effet, les politiques sécuritaires n’ont aussi fructueusement dopé le marché. FRONTEX, l’agence européenne des frontières mise en place par l’UE, est emblématique de ce boom – politiquement rentable et financièrement profitable, bien au-delà des pays du Nord.
La Libye, avec ou sans Kadhafi, a su habilement tirer profit de la manne des migrants, ces derniers faisant l’objet d’infinis marchandages avec les capitales européennes. En Israël comme aux États-Unis, la construction de centres de détention pour étrangers et de murs, censés rendre étanches les frontières, se révèle un pactole pour l’économie locale. C’est aussi une façon efficace de conforter les angoisses et de nourrir les fantasmes xénophobes qui font le miel de certains politiciens.
Du Sénégal à la frontière mexicaine, de Kiev à Paris ou Tel-Aviv, les rouages invisibles de cette nouvelle ruée vers l’or sont, pour la première fois, mis en lumière et analysés dans ce livre détonnant.
Entretien avec Claire Rodier pour Libération par
Pourquoi vous êtes-vous intéressée à cet aspect des politiques migratoires des pays riches ?
Depuis longtemps, je m’interroge sur l’efficacité des politiques qui depuis vingt ans prétendent gérer et contrôler les migrations, alors qu’on nous présente toujours les pays riches comme des territoires menacés par une invasion imminente. Comme si chaque nouveau dispositif de contrôle mis en place n’avait pour utilité que de révéler les failles et les lacunes des précédents, et pour finalité de justifier les suivants. L’agence européenne des frontières, Frontex, est l’illustration de ce paradoxe. En cinq ans, elle a vu son budget multiplié par quinze. C’est beaucoup, en période de crise ! On ne peut s’empêcher de penser que les murs, les grillages, les radars, et maintenant les drones dont se couvrent les frontières servent moins à empêcher les gens de passer qu’à générer des profits de tous ordres : financiers, mais aussi idéologiques et politiques.
A la lecture de votre livre, on a le sentiment que les contrôles migratoires ne servent pas qu’à fermer des frontières. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
D’abord, il est difficile de concevoir un verrouillage des frontières totalement hermétique pour les «clandestins» sans compromettre la circulation des biens, des capitaux, des marchandises, bref, de tout ce dont la mondialisation se nourrit. Ensuite, il n’est pas certain que, malgré la fermeté de certains discours, le but poursuivi soit vraiment de les maintenir tous hors des frontières. Les économies des pays industrialisés ne peuvent se passer d’un volant de main-d’œuvre flexible et exploitable : les sans-papiers répondent à ce besoin. Et la mobilité, même réduite, reste une soupape, un nécessaire mode d’ajustement aux crises que la communauté internationale ne sait pas résoudre – comme certains conflits ou certaines catastrophes environnementales.
Pourquoi les Etats riches externalisent-ils cette gestion des frontières aux limites de l’Europe ?
Cette externalisation qui consiste, pour les Etats européens, à sous-traiter la gestion de l’immigration irrégulière aux pays limitrophes (Maghreb, Europe de l’Est) a plusieurs avantages : d’une part, elle opère un transfert du «sale boulot» (déportations de masse, détentions arbitraires, tortures) dans des pays dont les standards sont moins élevés qu’en Europe, en permettant de s’affranchir des obligations que les lois européennes imposent en matière de respect des droits de l’homme ; d’autre part, elle participe du rapport de dépendance que l’UE entretient avec son voisinage proche. Car, aux pays concernés, on promet, en échange de leur collaboration, le financement d’actions de coopération ou des contreparties de nature politique ou diplomatique. Mais ils n’ont en général ni la capacité matérielle, ni le cadre juridique, ni la volonté politique d’assumer le rôle de «cordon sanitaire» de l’Europe qu’on leur assigne. Relégués derrière des frontières qui, de plus en plus, les enserrent, les grands perdants de l’opération sont les exilés, migrants, demandeurs d’asile.
Existe-t-il un risque en France d’une privatisation de la gestion des centres de rétention sur le modèle anglais ?
En France, la détention des étrangers reste principalement gérée par les pouvoirs publics : on est encore loin du modèle anglo-saxon où la privatisation de la gestion migratoire génère des profits énormes. Aux Etats-Unis, les «marchands de prisons» disposent de puissants moyens de pression pour faire adopter des lois anti-immigrés plus sévères, comme récemment en Arizona : car plus on traque et on arrête les immigrés, plus il faut de centres pour les détenir en attendant de les expulser. On n’en est pas là en Europe. Mais il serait intéressant de dresser un bilan global des incidences financières de l’enfermement des étrangers, qui représente une part non négligeable de «l’économie sécuritaire». Outre les infrastructures et l’intendance, il faudrait prendre en compte le coût de l’assistance juridique (avocats et associations spécialisées,interprètes), médicale et psychosociale, ou encore celui des escortes qui accompagnent les expulsés, autre marché très lucratif pour certaines sociétés de sécurité. Ce bilan chiffré mériterait d’être connu par l’opinion.
En quoi le discours alarmiste sur les migrations est-il utile pour les Etats ?
On est ici dans la logique bien connue du bouc émissaire : dans le contexte de crise économique et sociétale, la manipulation de l’incertitude et de la peur permet aux gouvernants, incapables d’apporter des solutions aux problèmes rencontrés par leurs électeurs, d’asseoir leur autorité en désignant des coupables.