Barbès Blues au temps du couvre-feu (109) / Farid Taalba

14 Fév

Barbès Blues au temps du couvre-feu / épisode précédent

 

Au bout de l’avenue de la Gare, à la gauche de Bou Taxi qui en frémissait des baccantes, une rangée de blindés interdisait l’accès côté mer de la Mairie. Mais, devant cette ligne qu’on avait chargée de cafarder le lieu de pouvoir le plus important, et comme sur la droite se trouvait aussi l’entrée du port par l’avenue Spinetti dans laquelle il devait s’engager, d’autres blindés faisaient face à cette première ligne pour, quant à eux, chaperonner le lieu d’affaire le plus couru de la ville. Ainsi ordonné, le dispositif de sécurité était encore plus impressionnant ; toujours persistante, la lumière accentuait l’effet de présence massive par ses réverbérations multiples qui s’affichaient comme autant de mises en garde sur les carapaces d’acier des engins prêts à réagir au moindre mouvement suspect derrière leur calme apparent. Ajouté à ce clinquant orchestre qui savait mettre les danses les plus chaudes, le charivari des affrontements n’en finissait pas d’alimenter la valse de toutes les craintes de faux pas qui pouvaient être fatals ! Malgré tout, piano-piano, Hassan attaqua le refrain de la chanson qui lui tournait dans le disque depuis qu’elle avait surgi d’une chambre du dernier étage d’un immeuble, ilot d’insouciance au milieu de la tourmente, oasis perdue au cœur des braises :

Maybellene, why can’t you be true…

S’il te plait, Hassan, implora Madjid, mets-la en sourdine avec Maillebilline, sinon on va se faire affurer la poix et se retrouver au violon, à moins qu’on nous fasse passer l’archet à gauche !

– Oui, maître Madjid, s’amusa Hassan, je vois, vous avez des sueurs froides en pleine canicule.

– Non mais c’est vrai, rigole pas, tu me rappelles Bou Khobrine !

– Celui que tu as fait hospitaliser dans ta guitoune pendant l’émeute de Barbès ?

– Oui, c’est ça, c’était juste avant mon départ pour Marseille ! Il se réveillait comme un djinn, hors de lui-même et se mettait brusquement à psalmodier et à chanter là où il aurait mieux fait de la boucler. Combien de fois j’ai eu le barillet dans le cul qu’il n’attire dans ma chambre les serpents à képi ! L’autre soir, tu étais prêt à te foutre avec le zazou et à nous fait mettre tous au gnouf à toi tout seul, si ce n’était l’intervention de notre maître Si Arezki, et maintenant tu veux te faire plus petit à cause d’une chansonnette que je murmure à peine et qu’on ne peut même pas entendre à l’extérieur. C’est bien, tu as fait des progrès depuis hier. Le maître n’en aurait pas mieux convenu. Mais il t’aurait aussi rappelé qu’on se doit de tenir ses élans et qu’il ne sert à rien d’exprimer aux yeux de tous ce que chacun a deviné, compris depuis longtemps sans que tu n’aies besoin de la ramener avec ostentation, comme si tu nous reprochais quelque chose à nous qui sommes, sur ce coup, irréprochables.

– Qu’insinues-tu par-là ? Que je me prends pour le centre du monde ?

– Si tu veux, c’est comme dans l’histoire de Djeha et de l’imam.

– Oh, c’est que tu rumines encore quelque nouvelle couardise. Mais vas-y raconte, montre-toi sous ton vrai jour.

– Un soir, jouissant de la fraîcheur qui l’avait suivi, Djeha et l’imam déambulèrent tous deux dans le village. Tous, hommes, femmes, enfants, s’arrêtaient devant le saint homme, lui rendaient hommage et, pour les plus fervents, allaient jusqu’à lui embrasser le front. Mais personne, absolument personne ne prêtait attention, ni considération à Djeha qui, malgré sa présence bien réelle, pointait, sous leurs yeux, aux abonnés absents. Les deux passèrent près du pressoir à huile devant la porte duquel on avait attaché un âne qui avait pris ses aises pour se restaurer d’un bouquet de chardons touffus. Au moment où ils le croisèrent, l’animal lâcha une tubéreuse à faire vomir. Le bruit trompétant qui l’avait accompagné les fit se retourner vers lui et ils virent un chapelet de crottins s’égrener jusqu’au sol. Et Djeha de s’adresser à l’imam : « Décidément, quand tu sors au village, il n’y en a que pour toi. ».

– Alors-là, tu vas trop loin ! Ali « Pas de chance » à la rigueur, mais l’imam de Djeha, c’est de la provocation ! Tu me prends pour….

– Suffit vos querelles, imposa Bou Taxi, on approche de la fosse d’orchestre et, en face, j’ai un pingouin qui me joue de l’aile pour que je ralentisse la cadence. C’est sûr, il va me signaler de m’arrêter sur le côté. ». Madjid jeta l’éponge, s’enfonça dans son siège et Hassan de reprendre d’une voix qui se voulut la plus amicale possible : « Une autre histoire de Djeha raconte qu’un jour qu’il flânait par les chemins, il trouva par terre un beau miroir. Il le saisit, le regarda, se retrouva face à son image et le remit confusément à sa place en disant : « Oh, excuse-moi, je ne savais pas que c’était toi !

– Mais où tu veux en venir ?

– En découvrant la peur dans ton miroir, tu aurais dû agir comme Djeha avec le sien. Mais il te reste beaucoup de chemin pour comprendre les subtilités des grands maîtres. – Parce que toi tu connais les grands maîtres ?!

– Nul autre que moi n’a mieux étudié les grands maîtres !

– Pauvre Hassan, quel dommage que les grands maîtres ne t’aient alors pas d’abord étudié !…

– Arrêtez, vous deux ! Vous vous croyez dans une cour de récréation ? Là je vais stopper le véhicule, alors bouclez-la ! ».

« Vous êtes le taxi qui vient ramasser des passagers musiciens ? », questionna le gendarme.

– Oui, rayonna Bou Taxi en lui servant son plus beau sourire qui souleva ses moustaches vers le haut.

Il avait été impressionné par cette hirondelle noire, blanche et casquée qui avait annoncé son arrivée en précisant sa fonction de taxi. « La nouvelle n’a pas tardé à lui parvenir, s’avoua Bou Taxi, celui qui a vérifié nos papiers a dû la lui faire fleurir par message radio.

– Rangez-vous à droite le long du boulevard Spinetti. Vos passagers ont été confinés dans une zone de sécurité, vous allez devoir attendre que cesse tout ce grabuge avant qu’ils ne sortent. ».

Bou Taxi le regarda niaisement en affichant l’air de celui qui attendait qu’on l’encadrât sur la bonne voie, une balle pouvant vite partir au moindre mouvement inapproprié ou mal interprété. Le gendarme ne perdit pas de temps : « Qu’est-ce que vous attendez ? Allez, circulez ! Là, à droite, vous trouverez la file des taxis !».  

« Merci bien, finit de ripoliner Bou Taxi pour faire bon portrait, merci bien, je vous crois sur votre figure !

– Oui, oui, c’est ça l’arbi, circulez ! ».

Et, les oreilles basses, les pointes de la moustache en berne, Bou Taxi alla garer docilement sa voiture à la place du dernier arrivant de la file des véhicules tapis sous le soleil impitoyable du début d’après-midi. Quand le moteur cessa de ronfler, enlevant la clef de contact, Bou Taxi souffla en s’épongeant le front du dos de la main : « Voilà, nous sommes vivants ! Il n’y a plus qu’à attendre la prochaine échéance. ». Ensuite, après un moment de silence où il reprit sa respiration, toisant Hassan puis Madjid, il ajouta : « Et il n’y a pas besoin de maître là où il ne peut rien pour vous ! ».

 

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