Barbès Blues au temps du couvre-feu (113) / Farid Taalba

10 Avr

Barbès Blues au temps du couvre-feu / épisode précédent

 

« Et nous, toujours cloués sur place ! », s’esclaffa Bou Taxi électrisé d’anisette dont les vapeurs avaient dissous le théâtre des événements et le drame sur lesquels le rideau n’était toujours pas encore tombé, si ce n’est la lacrymogène et la poudre.

– Sois en heureux, le rectifia Hassan, pense à ceux qui, là-haut en ville, sont giboyés par les gendarmes et les paras, et détalent en tous sens. Qui est pris par la chasse, ne perd-il pas sa place ?!

– Laisserais-tu entendre que tu regrettes de ne pas faire partie du gibier ?

– On aura tout le temps pour cela quand on décollera d’ici.

– Alors que Dieu agrée notre ami Madjid, invoqua Bou Taxi dont l’esprit est sorti de lui-même, le rossignol, la voix de son âme ! Qu’il s’amadoue avec la marquise qui lui ira comme un saroual, qu’il devienne le dab du royaume et qu’il fasse de nous ses deux vizirs !

– Tu prendras du galon, tu arrêteras de conduire, tu auras pouvoir de délivrer les licences de taxi et de distribuer les lignes de car. Un chauffeur sera à ton service pour sillonner tout le pays !

– Ah, les amis, les interrompit Madjid le visage imprimé du masque d’un revenant, une voix étrange m’appelle. Je ne sais qui la porte ainsi jusqu’à moi et, pourtant, je l’ai déjà entendu, elle m’est familière. Oh, Hassan, donne-nous la mesure sur « Moi et tout toi, toi et tout moi ». Je ferai le bien-aimé, et toi la bien-aimée :

Ma pomme et la tienne Ô, toi, belle comme perdrix

Mon palpitant est à ton prix Il alèse son cylindre, répare sa peine

Ma pomme et la tienne Ta pomme et la mienne

Jusqu’à ce que mort nous épluche

Et Hassan de répondre avec une voix de fausset :

Ma carafe et la tienne

Ô, yeux d’oiseau perçants

Pour toi, moi aussi j’en presse tant

Je ne veux te verser qu’élixir sans haine

Ma carafe et la tienne

Ta carafe et la mienne

Jusqu’à ce que mort nous assèche

Madjid redoubla alors d’audace :

Mon blaze et le tien

Ô silhouette de paonne affutée

Ta beauté éclate en ocelles irisées

Avec mesure, elle s’ouvre en arc serein

Mon cœur est tien

J’en pince grave pour toi à dessein

Seul Dieu connait le futur en friche

Hassan fondit sans aucune mesure :

Moi sous ton toit

O, toi, beau comme l’étourneau

Moi aussi, je t’ai à fleur de peau

Peu importe les bavardages sournois

Moi sous ton toit

Enlève ici d’avance tout soupçon

Jamais tromperie jettera nos cœurs à la dèche

Les deux amis entonnèrent enfin chacun leur tour le dernier refrain. Aux mots les plus enfantins, ils y ajoutèrent la fièvre des amants au moment de franchir le seuil de leur rêve :

Toi et moi Moi et toi, ô ma belle

Toi et moi Moi et toi, nous sommes deux

Toi et moi Toi et moi, ô mon bel

Toi et moi Moi et toi, nous sommes deux

– Ah, Madjid, demanda Bou Taxi en applaudissant à tout rompre, comment, toi, à peine débutant, peux-tu toucher autant ta bille ?

– Ah, maître Bou Taxi, je ne sais pas. Ce que je peux dire c’est que, quand j’étais berger, j’ai eu un oncle qui m’a initié à tout son répertoire pendant nos veillées dans les alpages dans lesquelles je me jetais à corps perdu. En France, j’ai beaucoup fréquenté Moh Tajouaqt. Tous les week-ends, je le suivais dans tous ses concerts où j’observais tout ce que faisaient les musiciens. Après les récitals, on se retrouvait chez moi entre amis. Et on chantait, et on chantait… Moi, en ce temps-là, c’était pour agrémenter le festin, pas pour en faire un destin !

– Comment, demanda Hassan en se redressant le dos, tu connais Moh Tajouaqt ?! Figure-toi que moi aussi. Il a longtemps joué dans la troupe du maître avant de suivre sa propre voix. Quelle coïncidence !

– Oh, tu peux le dire, c’est étonnant ! Comme quoi le monde n’est qu’un petit village.

– Je dirais plutôt que les musiciens forment une confrérie où ils se connaissent tous et qui font tout un monde avec des chapelets de notes.

Et les trois amis s’oublièrent ainsi en chansons plusieurs heures durant. Ils ne s’étaient même pas rendu compte des petits vendeurs du port qui les avaient discrètement entourés. Appâtés par les divagations de ces trois originaux qui prenaient l’air sous l’orage, ils s’étaient faufilés entre les arbres puis s’immobilisèrent derrière des buissons dont les faîtes s’étaient clairsemés de calottes rouges et de chèches enroulés en turban trahissant pourtant leur présence. Ainsi prirent-ils part à cette récréation inattendue en écoutant religieusement cette ligne de fuite qui se proposait à eux sans qu’ils n’eussent à resquiller pour entrer au concert. Eux-mêmes finirent par s’oublier autant que les trois autres qui ne les avaient même pas affichés. Jusqu’à ce qu’une voix les ramenât à la réalité : « Oh, vous dormez ?! Si vous ne voulez pas perdre votre journée, réveillez-vous ! Le bateau va décharger les passagers d’une minute à l’autre ! Au boulot ! ».
Aussitôt, les gamins se levèrent à la surprise des trois amis qui les découvraient ; ils applaudirent en chahutant brièvement puis s’envolèrent d’un coup comme une nuée d’étourneaux avant de défiler la parade derrière le rideau d’arbres en piaffant « Au boulot ! Au boulot ! ».
« Tiens, on avait même un public pour nous écouter ! » s’étonna Hassan qui peinait à ouvrir les yeux. « Ah, encore bravo les amis, merci, que Dieu vous agrée ! » salua Bou Taxi. N’ayant pas perdu le nord malgré l’anisette éclusée, il se reprit dans la foulée : « Mais les mômes ont raison. La récréation est terminée. Au boulot ! Il y a les danseuses à réceptionner !

– Tiens, remarqua Madjid, on entend plus rien : pas de rafales, pas d’explosions… il ne plane qu’odeur de poudre et de lacrymogène mélangées. Dieu seul sait, non pas jusqu’où, mais quand on va abouler à bon port. Le soleil en permanence, pour moi ça a de l’importance…». Son observation jeta un froid que tous purent lire dans le frémissement des lèvres de chacun de ses interlocuteurs. Les visages s’assombrirent. L’heure du ratissage avait sonné. Cependant, Bou Taxi prit l’initiative de réactiver l’entrain : « Remettons-nous en à Dieu. Pour le reste, dépêchons-nous, le soleil a déjà amorcé sa descente derrière les montagnes pour aller chercher demain. Et il n’est pas prêt de nous attendre ! ».
Une fois dans la voiture, Bou Taxi tenta de démarrer le moteur qui eut du mal à s’allumer la chandelle en toussant et crachant tout son gas-oil. « Vous avez entendu, questionna Madjid, on vient de tirer ? Tiens encore une salve qui. C’est un silence trompeur. ». Hassan en profita pour disperser ces mauvais augures en tentant de raviver la chambrette : « Les autres taxis sont déjà en train d’embarquer leurs passagers. Voilà-t-il pas qu’on va désormais t’blazer « Bou Taxi pas de chance » ?! Ce n’est pas le moment de choper le rhume qui cloue sur place. Tu te vois appeler un confrère pour venir te chercher après la dépanneuse ? ». En guise de réplique, la voiture se chargea de la lui lancer quand, après une autre tentative de démarrage de Bou Taxi, un faible ronflement se fit entendre avant de se faire plus viril sous les coups d’accélérateur répétés, puis en se stabilisant dans un ronronnement apaisé qui ne demandait plus qu’à rugir. « Voilà Hassan, rappela enfin Bou taxi en décarrant la caisse de son stationnement, c’est à toi de faire gaffe maintenant. Si tu es venu avec nous, c’est parce que tu es le seul à connaître les passagères que je dois conduire. Regarde devant toi en espérant que tu n’aies pas le rhume des yeux.

– Encore un coup de feu, commenta Madjid dont le regard fixe prenait d’assaut le haut de la ville qu’un disque solaire incendiait de ses lueurs rougeoyantes sur un horizon où se projetait en ombre chinoise la dentelure des crêtes. D’autres coups de feu suivirent mais il se laissa tomber au fond de son siège devant l’indifférence factice des autres. – Ah, ça y est, fanfaronna Hassan, je les ai repérées, elles sont juste là après le taxi bleu.

– Ah oui, je vois, inspecta Bou Taxi, et c’est laquelle qui danse le Maillebilline ?

 

 

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