Barbès Blues au temps du couvre-feu (115) / Farid Taalba

9 Mai

 

Barbès Blues au temps du couvre-feu /épisode précédent

 

Le seul son de la voix de Zahiya réveilla le chat qui dormait en Madjid, les souvenirs remontèrent d’un seul coup, ils s’entrechoquèrent à la surface de sa mémoire en un caléidoscope virvoussant comme une grande roue de loterie. Au-dessus de cette succession d’images, il accrocha celle où il avait entendu pour la première fois la voix de Zahiya miauler derrière la porte de sa chambre alors qu’il se trouvait en compagnie de Môh Tajouaqt et de Bou Khobrine, terrés comme des lapins pour ne pas se faire embarquer par les condés à coups de bites à Jean-Pierre. La plainte qu’elle avait formulée d’un rythme haletant tournait en boucle dans sa tête comme un disque rayé : « Madjid Digdaï, Madjid Digdaï, par Dieu, ouvre-moi la porte, j’ai peur, le chacal chasse en meute dans la forêt. ».

Mais il leva vite fait le bras du pick-up. « Ta cheville va mieux ? » s’inquiéta Madjid en guise de salutation.

– Oui, et toi ? Comment as-tu atterri parmi nous ? C’est incroyable ! Mais tu ne devais pas te marier ?

Madjid fut pris de cours. Mais Madjid s’efforça d’abord de sourire à sa question comme quelqu’un qui cherche à gagner le temps qu’il sait déjà perdu. Avec cette manière de briller par défaut, il ne voulait pas qu’elle retapissât qu’il était en train de mouliner comment il allait en placer une. Cependant, face à la question qui tue, avant même que Madjid ne réponde, Bou Taxi jugea opportun de sortir son joker : « Depuis le temps, je comprends que vous ayez beaucoup de jaspin à vous échanger. Mais il vaudrait mieux qu’on se magne le train, le maître doit se faire un mauvais sang d’enfer. Allez, vous deux, donnez la main à charger les bagots de ces dames sur la galerie. Plus vite on sera rentré, mieux on se portera. Et bien que nous soyons à quinze minutes en voiture de notre destination, il nous reste tout de même la nuit à traverser. ».

Zahiya eut à peine le temps de pivoter vers Bou Taxi pour lui répondre, qu’une nouvelle rafale de mitraillette suivie de son écho renvoyé par les montagnes, lui cloua le bec, impressionnée comme toutes les personnes autour d’elle, par les étincelles qui, le temps de la décharge, avaient furtivement éclairé un immeuble des hauteurs de la ville avant qu’il ne sombrât de nouveau dans l’obscurité, sous l’autorité des crêtes belliqueuses que survolait le croissant ascendant de la lune. Face à l’obscurité revenue après cet éclair assourdissant qu’il l’avait furtivement dévoilée, un flot de commentaires et de questions se mit à remplir l’atmosphère de ce bout de quai qui restait le seul espace de la ville où la lumière restait braquée et où on continuait d’exercer une activité. Mais déjà des douaniers demandaient à ce qu’on accélère le train de ce qui relevait finalement plus d’une évacuation d’urgence que d’un simple débarquement de voyageurs revenant de la métropole. Insouciants, seuls les petits vendeurs reprenaient leur interminable litanie : « Casse-croute, jus d’orange ! Casse-croute, jus d’orange ! ».

– Effectivement, Bou Taxi, il reste la nuit à traverser, finit par admettre Zahiya. Passant à côté d’elle, Madjid lui souffla à l’oreille : « Ne t’inquiète pas, on verra ça nous deux tout à l’heure ! »

– Attends, Hassan, avant que je n’oublie, s’empressa Wardiya en fouillant dans son sac.

– Qu’est-ce que c’est ?

– C’est le nouvel insigne de la JSMB que t’avait offert le président du club quand il est venu nous écouter au Tam-Tam. Tu l’oublié dans ta chambre au moment de ton départ. Ah, enfin ! Le voilà !

– Oh, Wardiya, tu assures grave, merci !

– Allez, revint à la charge Bou Taxi dont les consignes des douaniers n’étaient pas tombées dans l’oreille d’un sourd, dépêchez-vous, on va finir par se faire remarquer !

Et Hassan accrocha son insigne à la boutonnière avant d’empoigner aussitôt les bagages de sa collègue, fier d’afficher de nouveau sa qualité de supporter indéfectible de la Jeunesse Sportive Musulmane Bougiote, le club de football de la ville de Bougie dans lequel il avait autrefois joué adolescent. Ce club de football avait été créé en 1936. Si, à cette date, il existait d’autres clubs de football dans certaines régions d’Algérie, ce fut le premier créé en Kabylie. On répondait ainsi à une demande populaire très forte de la part des Kabyles indigènes urbanisés acquis rapidement comme ailleurs à ce nouveau sport alors en plein essor. Ils pouvaient s’enorgueillir d’avoir enfin leur club à eux, leur équipe ! Ils allaient pouvoir rivaliser avec les clubs déjà existants et réputés dont ils n’auraient plus à être les supporters. Pourtant, le contexte et les circonstances de sa naissance avaient contribué à ne pas faire de ce club une simple association sportive dénuée d’intentions politiques, vouée à la pratique innocente d’un simple jeu de ballon et chargée de distraire ce menu peuple indigène en le faisant paître au stade par troupeaux entiers, et tout cela contrairement aux exigences de l’administration. Plus exactement, le club avait été créé le 17 mai 1936, soit quatorze jours après la victoire du Front Populaire aux élections législatives du 03 mai. En Algérie comme en France, les organisations politiques, associatives et religieuses censées représenter les Algériens Indigènes s’engagèrent à soutenir le Front Populaire dans sa campagne électorale. En Algérie, l’UDMA mené par Ferhat Abbas et le Mouvement des Ouléma par Ben Badis avaient assorti leur soutien de revendications dont ils espéraient qu’elles seraient prises en compte dans le cadre du cadre politique français qu’ils ne contestaient pas : l’égalité politique pour les uns et le respect de la personnalité culturelle et religieuse des Algériens. En France, l’Etoile Nord-Africaine avait quant à elle fixé l’indépendance de l’Algérie comme horizon au Front Populaire dont elle avait osé croire qu’il en fixerait le cap. Cependant, au-delà de leurs divergences, toujours est-il que leurs engagements respectifs avaient suscité une effervescence populaire sans précédent parmi les Algériens musulmans des grandes villes où circulaient leurs idées et s’engageaient les discussions sur le sort qui devait advenir d’eux. L’avènement du Front Populaire ne pouvait alors que nourrir leurs espoirs et les pousser à l’audace. C’est en tout cas dans ce contexte revivifiant qu’un petit groupe de notables bougiotes prit l’initiative de se rendre auprès de Félix Borg, maire de Bougie, afin d’obtenir le feu vert pour la création de la JSMB. Ce 17 mai 1936, comme le raconte encore aujourd’hui la légende hagiographique du club, la délégation était composé de Mohamed Bouchenak, avocat et conseiller municipal des Affaires Indigènes, Ahmed Boulimat, industriel, Mohamed Amezian Khamsi, employé à Shell, El Hachemi Benzaïd, gérant d’une station-service Shell, Mohamed Abdelkrim dit Gargoulette, employé lui-aussi à Shell, et, enfin, de Mohamed Hamlaoui, employé municipal du square de la rue du Vieillard. On y trouvait là rassemblés des hommes proches de l’UDMA ou des Ouléma dont la position sociale et le niveau intellectuel devaient apporter les garanties de représentation sociale susceptibles de ne pas effrayer l’administration, toujours encline à la suspicion quand il s’agit des affaires indigènes. Si nos notables avaient soigneusement préparé leur proposition de création de club de telle sorte qu’elle répondît aux exigences pointilleuses de l’autorité municipale, il n’en restait pas moins qu’ils s’inquiétaient tous très vivement de la réaction que le maire réserverait aux couleurs qu’ils avait choisies pour le club, à savoir le rouge et le vert. A leurs yeux, c’était la seule faille dans laquelle le maire pouvait s’engouffrer pour mettre fin à leur rêve. En effet, bien avant l’invention du drapeau nationaliste auquel on ajouta le blanc un peu plus tard, le rouge et le vert étaient considérés comme les couleurs de ces Algériens musulmans privilégiés dont le bouillonnement ne pouvait être vu d’un bon œil par l’administration locale qui s’était toujours opposée et a fait obstacle aux tentatives de réformes égalitaires pourtant décidées dans l’enceinte de l’Assemblée nationale Française. Aussi, malgré le contexte favorable qui leur avait donné des ailes, les notables de la délégation ne pouvaient pas ignorer la duplicité d’une administration algérienne qui avait déjà contrecarré l’émir Khaled et le mouvement Jeunes Algériens, malgré les soutiens que l’illustre personnage avait engrangés en métropole et le sacrifice des Algériens qu’on avait envoyés au front pendant la guerre de 14/18, sacrifice qui avait été conditionné par des promesses qui ne furent que très partiellement tenues. Mais, après les longues discussions sur la marche à suivre avec leurs futurs supporters des quartiers indigènes de Bougie, ces derniers avaient largement et instamment plébiscité les couleurs incriminées et il ne resta aux notables qu’à prendre leur courage à deux mains pour aller les défendre. Arrivés devant le maire, ils n’avaient toujours pas trouvé le moyen de parer à une éventuelle contestation des couleurs choisies au motif qu’elles relevaient d’une intention politique dissimulée, et qui plus est une intention à caractère nationaliste dont les notables, qu’ils le voulussent ou non, étaient conscients derrière leur faconde respectueuse de l’ordre républicain. Pour eux, au moment d’aborder le chapitre des couleurs, les notables de la délégation avaient simplement convenu entre eux de faire passer leur choix comme relevant de la simple improvisation fantaisiste afin de ne pas susciter cette suspicion qui les terrorisait. Après les salamalecs d’usage, la délégation présenta et expliqua son projet de club. Félix Borg, le maire, accueillit à priori favorablement le projet et proposa qu’on se mît à remplir le formulaire d’affiliation en prenant tous les renseignements induits par la procédure, notamment, entre autres, le caractère de l’association qui devait être nécessairement apolitique, son appellation dont le terme musulman était inclus et enfin le chapitre des couleurs. Quand ils en arrivèrent à cette étape délicate, les notables se regardèrent les uns les autres en mouillant du saroual. Mohamed Hamlaoui, l’employé municipal du square de la rue du vieillard, prit alors l’initiative. En entrant dans le bureau du maire, avant même la présentation du projet, il avait posé son tarbouche sur le tapis d’un billard installé dans la même pièce. C’est alors qu’au moment fatal, il attira l’attention du maire sur le billard où il avait posé son tarbouche en pointant son index avec beaucoup de flegmatisme : « Rouge et vert monsieur Borg comme le rouge de mon tarbouche sur le vert du tapis de votre billard ! ». La légende affirme encore aujourd’hui que la délégation avait réussi là le coup de génie ayant ainsi berné l’autorité coloniale par le masquage des intentions inavouées qu’ils partageaient avec leur public ; public sensibilisé à la politique qui trouvait là, certes de manière restreinte mais légale, un espace d’expression et d’affirmation de leur civilité particulière et originale, trop souvent niée ou piétinée. Et il ne fut pas surprenant que la JSMB récoltât rapidement le succès et qu’un enfant de Bougie comme Hassan, et fils d’un fameux cafetier maure de la ville, voulut, dès son jeune âge, s’inscrire au club dans lequel il pratiqua le football jusqu’à l’âge de vingt où il opta pour la carrière de musicien. Ah, il pouvait faire le fier avec son nouvel insigne marqué d’un croissant et d’une étoile sur fond vert et rouge, revivant comme dans un rêve tous les grands moments de son parcours sportif dans ce club où Hassan pouvait s’enorgueillir d’avoir connu en chair et en os, Salah Benalouache, joueur légendaire du club à ses débuts, même s’il n’avait jamais joué avec lui dans l’équipe première au regard du choix de carrière qu’il avait finalement fait. Mais, après avoir chargé les bagages sur la galerie du taxi, et alors qu’ils allaient monter à l’intérieur pour enfin s’évacuer en lieu sûr, une nouvelle explosion arracha Hassan à ses rêveries ; elle le ramenait au temps présent où l’on jouait une partie en tirant des balles qu’aucun gardien de but ne pouvait arrêter.

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