Barbès Blues au temps du couvre-feu / épisode précédent
– Si après dieu, on s’aura ce qui est arrivé à nos quatre amis, gouailla Francis avant d’ajouter pince-sans-rire, dis-moi plutôt ce qui est arrivé à ceux-là ?!
Des GMC étaient en train de les doubler dans un halo de lumière jaune. La vitrine aussi blême qu’un marbre de cimetière, la main sur le goinfre et les ardents grands ouverts, Bou Taxi n’osa y croire. Dénouant sa cravate, il reprit son souffle et finit par admettre la réalité de ce qu’il voyait dans un murmure qui tremblota : « Au nom d’Allah, le tout miséricordieux, le très miséricordieux… ». Des cadavres jonchaient les bennes des véhicules en formant des petits tas qu’on n’avait pas pris la peine de recouvrir d’une couverture ou d’un drap. « Tu sens l’odeur ? » demanda Francis. « Oui, allongea Bou Taxi, m’est avis que chaque cadavre a un pot de chambre dans l’estomac. Vu comment ça fouette déjà, il faut bien qu’ils s’en débarrassent. Mais je me demande bien où est-ce qu’ils vont aller tirer la chasse d’eau ? ».
Et, une fois tous les GMC passés, les deux amis purent alors constater qu’ils filaient droit sur le stade, ils roulaient sur une partie de la route qui ne pouvait qu’y mener. Dans leur sillage, ils soulevaient des nuages où se confondaient la lumière et la poussière dans de phosphorescents halos cahotant au rythme des caprices de la piste. Au loin, dans la nuit étoilée, au-dessus du convoi funèbre, ils pouvaient écarquiller leurs carreaux sur la silhouette de la tribune du stade ; elle était passée intermittemment en revue par les spots des projecteurs qui poursuivaient en rythme régulier leur chemin de ronde circulaire.
« Tu crois que nos quatre amis se trouvent dans le lot du convoi ? » osa Francis.
– S’ils les jettent tous dans les mêmes chiottes, ça va être difficile de les reconnaître. Mais tant que je n’ai rien vu, je préfère me taire plutôt que d’insulter l’avenir. Je ne renonce pas à penser qu’ils sont toujours vivants tant que je n’ai pas encore eu la preuve du contraire.
– Mais si tous ces GMC vont au stade, ce serait là où… ?
– Oui, là où on les rendrait à la terre… pour parler gentiment, civilisé… à la fosse commune…
– On y arrive nous aussi, arçonna Francis, voilà le barrage d’entrée du stade. ». Et Bou Taxi d’entonner une réplique comme on fait un vœu, une invocation quand les mots seuls ne suffisent plus :
Je t’en prie papa Inouba, débride-moi la lourde
Fais dinguer tes brocantes, oh ma gosseline Ghriba
Je crains l’ogre de la forêt
Je le crains aussi, oh ma gosseline Ghriba
Et, enfin au barrage, après les contrôles d’usage, Francis expliqua à l’officier qui commandait la petite troupe de militaires et de civils qui l’entouraient : « Je suis Francis Lopez, le patron du bar « Les raisins de Rusicade ». Vous devez connaître, ce n’est pas loin de la mairie, devant la place Marqué. J’organise des concerts, des bals, beaucoup de militaires le fréquentent. Hier soir, un groupe s’est produit dans mon établissement. Certains de ses membres ont été arrêtés. Je peux certifier qu’ils n’ont rien à voir avec les rebelles qui ont massacré nos femmes et nos enfants. Si cela avait été le cas, je n’aurais pas perdu une seconde de mon temps pour ces barbares ! Ces ingrats qui oublient les bienfaits que la France leur a apportés ! Voilà comment ils nous remercient, en nous plantant en traitre le couteau dans le dos. ». Il rentra ainsi dans un conciliabule de questions réponses avec l’officier du barrage jusqu’au moment où arrivèrent un groupe d’hommes, des civils et des militaires, pour relever les soldats et les civils restés en faction pendant de longues heures. L’un deux, un civil, l’assassin de la vieille Megdouda, l’arme au poing, s’adressa avec effusion à Francis quand il le reconnut : « Monsieur Lopez, mais que faites-vous ici ? ». L’officier lui demanda : « Vous le connaissez ? ». « Absolument, c’est monsieur Lopez le patron des Raisins de Rusicade. Pas plus tard qu’hier, j’ai assisté à un récital dans son bar de la place Marqué. C’était vraiment une belle soirée !
– Avant qu’on vienne aujourd’hui nous en gâcher le souvenir avec la douche froide qu’on a mangée à cause d’une bande de salopards, força un peu plus le trait Francis pour faire plus vrai que nature.
– Vous reconnaissez aussi celui qui se trouve être son chauffeur ?, demanda encore l’officier en pointant Bou Taxi du doigt.
– Certainement ! Je l’ai croisé à plusieurs reprises sur la route Akbou Philippeville. C’est aussi le chauffeur de taxi attitré du leader de la troupe. Au moment de nos différentes rencontres, j’avais remarqué qu’il conduisait un vieux monsieur. C’est en assistant au récital d’hier que j’ai reconnu que ce vieux monsieur était le leader du groupe. J’aurais eu la chance de le rencontrer.
– Monsieur Lopez voudrait qu’on fasse relâcher des musiciens qui auraient été arrêtés et amenés ici. Vous pouvez vous portez garant de son identité et de sa probité ?
– Oh, oui, je suis venu de Paris pour assister spécialement à ce récital. Des amis parisiens m’avaient vanté la qualité des spectacles qui se produisaient dans son établissement. D’ailleurs nous venons juste de tomber sur eux parmi les prisonniers. Je les ai reconnus au premier coup d’œil. On est en train de vérifier l’emploi du temps des danseuses mais Monsieur Lopez peut déjà récupérer les deux musiciens. J’ai en ma possession l’ordre du capitaine qui autorise leur libération vu que je me suis proposé de les raccompagner chez eux. Mais puisque monsieur Lopez est là, cela n’est plus nécessaire.
– Et le chauffeur de taxi ? Il est fiable ?
– Au moins, il est courageux, il ne fait pas la grève comme ces collègues arbis qui se sont soumis aux mots d’ordre des fellaghas. Il roule pour nous si j’ose dire ! N’est-ce pas ? ». Au moment de répondre à celui qu’il ne voyait indubitablement que comme l’assassin de la vieille Megdouda, à qui, tout en surmontant le dégout qu’il lui inspirait, il adressa une moue d’approbation sur ce qu’il venait d’affirmer, et sans non plus laisser paraître l’air de celui qui sur-jouait un personnage de comédie, Bou Taxi se sentit acculé à sortir de ses gongs pour en remettre une couche : « Tout à fait monsieur, ce n’est pas une poignée de fous furieux qui vont me faire peur et m’enlever le pain de la bouche. Surtout après ce qu’ils ont fait aujourd’hui ! Toutes les maisons autour de chez monsieur Lopez ont été attaquées ! ». Francis se mordit la lèvre. « Là, il force un peu trop sur le maquillage, se dit-il avec appréhension en pensant que seule sa maison avait été épargnée, s’il continue comme ça, il serait capable de les amener à me demander pourquoi elle l’a été et prendre le risque de se faire démasquer ! » Mais Bou Taxi eut la sagesse de baisser enfin le rideau. Il tira ensuite sa révérence au public en regardant le sol d’un regard perdu. Oubliant l’instant et le lieu présents, il se murmurait à l’esprit : « Comment ce peut-il qu’il revienne au diable en personne de venir nous prêter secours ? ».
« Monsieur, conclut l’officier, vous pouvez les accompagner chercher leurs musiciens puisque vous en avez l’ordre signé du capitaine. Vous les amènerez ici, ils resteront dans la voiture, le temps que les danseuses soient libérées.
– Mon lieutenant, glissa avant de partir l’assassin de la vieille Megdouda dans l’oreille du militaire, l’officier chargé de vous relever ne va pas tarder à arriver. Quand il prendra votre tour de garde, passez chez le capitaine. Il m’a chargé de vous dire que, si vous ça vous chantait qu’on vous fasse la danse du ventre, sachez que ce soir c’est soirée cabaret ! J’étais venu exprès vous mettre au parfum mais il a fallu régler le cas de ces deux-là. Enfin, tout finit par rentrer dans l’ordre. ». Le regard de l’officier se mit à luire d’une soudaine ardeur. L’esquisse d’un bref et discret sourire plein de gourmandise lui dessina le coin de la bouche avant se de rétracter pour reprendre le masque des conventions formelles : « Merci pour votre concours, vous pouvez disposer. ».
Dans les pas de leur diabolique ange gardien, au moment d’entrer dans l’allée qui les menait à Madjid et Hassan, Francis et Bou Taxi portèrent d’un coup leur main à la bouche. Une odeur de corps décomposés avait rendu l’air irrespirable. Au loin, ils devinèrent des mouvements d’hommes au travail. Ils s’agitaient autour des silhouettes des GMC garés de l’autre côté du terrain de football. Ils devaient décharger leur sinistre cargaison dans ce qu’il semblait leur apparaître comme une fosse commune. Pendant ce temps-là, Madjid et Hassan rongeaient leur frein en silence, un mouchoir leur masquant le nez et la bouche. Harassés de fatigue, encore sous le choc du sort qui avait frappé leurs deux amies livrées à être des esclaves sexuelles pour obtenir leur libération, ils somnolaient malgré leurs efforts à garder les yeux ouverts dans ce milieu hostile où tout leur recommandait de ne rien prendre pour acquis malgré les promesses, et où il fallait rester éveiller pour mieux voir venir ce qui pouvait surgir de l’inconnu pourtant simplement limité à l’enceinte d’un terrain de football où l’on y enterrait tout de même des anonymes pour l’éternité.
En même temps que la lumière qui les aveugla, ils sursautèrent à la voix qui les interpela : « Allez, levez-vous tous les deux. Vous êtes libres. Il y a là deux personnes qui sont venues vous récupérer. ». Madjid n’en crut pas ses oreilles quand il reconnut l’assassin de la vieille Megdouda. Derrière lui, il décamoufla Francis et Bou Taxi. C’est alors qu’il se leva, suivi d’Hassan. Ils avaient l’air hagard et absent des égarés qui vont pieds nus sur les routes, ne montrant ni signe de joie, ni signe de soulagement, évitant de croiser le regard du zazou meurtrier. Le visage fermé, la tête basse, ils avancèrent mécaniquement comme des robots jusqu’à leurs amis qui les enlacèrent sobrement pour ne pas montrer d’ostentation particulière. Chemin faisant, comme pour combler la tristesse imprimée sur leur vitrine à tous deux, et les soutenir en leur rappelant de doux souvenirs d’enfance, marchant entre Hassan et Madjid, il fredonna en leur serrant fortement l’épaule :
La neige s’entassent contre les lourdes
L’épais bouillon clapote dans la marmite
L’assemblée villageoise rêve du temps des cerises
La lune et les étoiles sont masqués Quant à la bûche de chêne
Elle a pris braise à la place des claies
Les gens de la maison se sont rassemblés
Pour écarter les ouïes au conte
Quand ils se retrouvèrent enfin seuls dans la voiture, il se passa un moment avant que Francis ne casse le mutisme dans lequel Madjid et Hassan restaient enfermés alors qu’ils n’avaient plus rien à craindre : « Vous allez bien ? Pourquoi vous ne dîtes rien ? Le danger est écarté, vous n’avez plus rien à craindre. « Ecarté, plus rien à craindre, se mit à gémir Madjid le visage empourpré, mais à quel prix ?! A quel prix ?! ». « Mais bon sang, rétorqua Francis, de quel prix parles-tu ? ». Le visage de Madjid se referma et il se masqua le visage des mains pour qu’on ne vît pas les larmes qui avaient commencé d’y couler. Hassan reprit alors le fil du récit : « Si nous sommes encore en vie, c’est grâce aux filles. ». Et il raconta par le menu comment leur funeste ange gardien avait reconnu Zahiya dont il avait été le client et comment il avait œuvré pour qu’elles finissent en tournante pour rançon de leur libération à tous quatre.
– Oh, ce n’est pas dieu possible, s’exclama Francis complètement interdit, et dire que ce salaud nous a dit qu’elles étaient juste retenues pour de simples vérifications de leur emploi du temps ! – Quel malheur, ah les fils de chien, ragea à son tour Bou Taxi, ils ne brûleront jamais assez en enfer pour ce qu’ils ont commis. Et quand est-ce que tout ce manège cessera de tourner pour elles ? – Sans doute toute la nuit, avança Hassan abattu. « Quoi, toute la nuit, s’alarma Bou Taxi, oh les malheureuses, et dire qu’on est là sans pouvoir rien faire, c’est démoralisant, je commence vraiment à vous comprendre.
« Non, non, malgré tout il ne faut pas, s’insurgea Madjid qui reprit du poil de la bête, même si c’est trop dur à encaisser. Mais il n’en reste pas moins qu’elles sont notre promesse de l’aube ! ».