Barbès Blues au temps du couvre-feu (108) / Farid Taalba

30 Jan

Barbès Blues au temps du couvre-feu / épisode précédent

 

« Maintenant, interféra Bou Taxi en essuyant d’un coup de revers de manche la sueur qui coulait sur ses yeux, c’est fini la chambrette, remballez vos balançoires à deux balles si vous ne voulez pas monter dans la cage à poules ! Voilà le coq qui me demande de serrer à droite. ». Par-delà le barrage, tous les cafés longeant la rue Clémenceau avaient été claquemurés, les auvents de toile rouge, bleu, jaune vifs enroulés et les terrasses débarrassées de leurs tables, de leurs chaises et des estivants qui en comblaient d’habitude l’espace dans un hourvari de discussions interminable, de rires, d’exclamations et d’interpellations verbales fusant de toutes parts. De petites fortifications de campagne avaient été élevées un peu partout autour du rond-point de la mairie frappée de plein fouet par le soleil de midi qui avait tout immobilisé sur un fond de mer bleu balayée par des rouleaux d’écume qui venaient se fracasser contre la grande jetée du port ; des soldats accablés par la chaleur se tenaient aux aguets derrière des murets de sacs de sable surmontés de fusils mitrailleurs posés sur des bipieds. Et, si toute cette ferraille ne renvoyait pour l’instant que des miroitements de lumière, les échos des combats de rue qui se jouaient dans le reste de la ville trahissaient le calme apparent qui régnait devant la mairie mise ainsi en état de siège. Bou Taxi rangea son véhicule et présenta dans l’huisserie de la vitre son visage le plus avenant à l’officier qui s’était penché vers lui en plongeant ses yeux fixes dans les siens : « Qu’est-ce vous foutez à cette heure dans un bordel pareil ?

– J’ai pris ces messieurs en course. Et lorsqu’on est arrivé sur la route du Mont Plaisant, nous avons été surpris par une foule nombreuse qui a attaqué la caserne. Si j’avais su, je me serais gardé d’aller travailler.

– Vous ne faites pas la grève comme vos autres collègues musulmans ?

– Ah, j’ai une famille à nourrir, se débrouilla Bou Taxi avec une assurance qui défrisa Madjid, ce n’est pas avec la grève que je vais gagner le pain de mes enfants à la fin du mois.

– Et où vous rendez-vous ?

– Je vais chercher des passagers qui arrivent par le bateau de Marseille.

– Et qui allez-vous récupérez ?

– Oh, juste deux danseuses de la troupe du grand maître Si Arezki.

– Ah, vous aussi ! Il y a vingt minutes un de vos collègues est passé. Mais lui, c’était pour récupérer deux musiciens. Mais il n’était pas accompagné ! C’est qui les deux zouaves-là ?

– Ce sont aussi des musiciens de la troupe. Le maître ne tenait pas à ce qu’elles restent sans protection et sans manutentionnaire pour monter chez elles, au sixième étage, le tas de bagages qu’elles ont pris avec elles. Vous conviendrez qu’avec ce qui est en train de se passer qu’il n’avait pas tort.

– Et quels genres de danses pratiquent-elles ?

– Toutes les danses de l’Algérie, répondit Bou Taxi avant d’ajouter en affichant une certaine fierté pour flatter l’officier au souvenir des propos d’Hassan, mais il y en a une qui connait aussi la danse Maillebilline.

– La danse quoi ?, s’étonna l’officier en fronçant les sourcils, le visage de biais. Bou Taxi se tourna vers Hassan en le suppliant des yeux comme s’il prenait conscience d’avoir commis une bourde. Avec la rapidité du musicien qui n’a pas besoin de partition pour lire dans les yeux, Hassan percuta sans sourciller : « Il veut parler du rock’n’roll. Maillebilline c’est le dernier titre de Chouk Birri.

– Vous avez de la chance, ce n’est pas quand on est en campagne comme nous, qu’on peut emporter sa discothèque dans son barda, ricana-t-il pour reprendre ensuite son tête à tête avec Bou Taxi.

– Donnez-moi vos papiers ainsi que ceux de vos passagers !, finit-il par le braquer. Récupérant les sauf-conduits, l’officier les transmit à un de ses hommes qui se tenait derrière lui : « Vérifiez-moi tout ça et que ça saute ! ». Le soldat les saisit et se dépêcha de monter à l’arrière d’une jeep découverte d’où l’on voyait poindre les antennes d’un poste de radio. Puis revenant au-dessus de la moustache de Bou Taxi, il ordonna : « Sortez du véhicule les mains en l’air ! ». La voiture fut bientôt encerclée par plusieurs militaires dont l’arme pointa vers les trois amis qui s’exécutèrent aussitôt en silence sans que l’officier n’eût à insister. Les mains sur un capot poussiéreux sur lequel on aurait volontiers fait cuire un œuf, les jambes écartées et le front contre le montant des portières, ils les sondèrent scrupuleusement des pieds à la tête, on leur demanda même d’ôter leurs chaussures au cas où ils n’y cacheraient pas la lame qui fait sourire kabyle. Ensuite, sans rire, une bande de poussière rouge au front, tenus en joue par leurs anges gardiens respectifs, les trois amis assistèrent à la fouille de la voiture qui fut passée au crible, en ayant le sentiment brulant de se faire déshabiller. Enfin, quand le soldat qui était allé vérifier les papiers sauta de sa jeep et les rendit à son supérieur, ils entendirent avec soulagement son verdict : « Rien à signaler, mon capitaine, ils sont au poil. » En rendant les fafs à Bou Taxi, le capitaine leur précisa la marche à suivre : « Vous ne pourrez pas traverser par le rond-point, l’accès est interdit. Prenez de suite à droite dans l’avenue Charles Blanchet, ensuite au bout à droite dans l’avenue de la gare. Normalement vous devez le savoir.

– Oui, mais merci quand même, feignit courtoisement Bou Taxi en remontant dans la tire sans pour autant être rassuré, envahi qu’il était du pressentiment de n’être pas encore arrivé au bout de ses peines. Il n’en saisit pas moins sa chance de s’esquiver dare-dare. Le long d’un trottoir planté de palmiers nains, l’avenue descendait le long du mur qui soutenait au-dessus d’eux le plateau de la place de Marqué en débouchant sur l’avenue de la gare, derrière laquelle les voies ferrées longeaient le bord de mer. Bou Taxi eut ainsi à contourner les nombreuses chicanes qui avaient été aménagées tout le long du parcours, chicanes derrière lesquelles se tenaient en faction des soldats en armes qui les dévisagèrent au passage de chacune d’elles.

« Comment dire Dieu soit loué, s’interrogea alors Madjid, même avec les papiers en règle et la fouille complète, ils te toisent comme si tu leur avais quand même caché quelque chose !

– De quoi te plains-tu, osa Bou Taxi, n’avons-nous pas franchit une étape ?!
« Et si tu crois que tu les as bluffés avec tout ton cinéma, rigola nerveusement Madjid, tu ferais mieux de rembobiner tes illusions quant au scénario qu’ils se font de nous.

– Mais qui te dit que je me fais des illusions sur eux ?

– Doucement les amis, doucement, suggéra Hassan qui sentit le larsen pointer entre les deux. Après une pause, il ajouta : « Ne te laisse pas gagner par la peur Madjid, elle te fait dire des mots qui dépassent tes intentions profondes et te montrent tel que tu n’es pas au fond de ton cœur. » Quand ils se présentèrent enfin face à la gare dont le beffroi s’élevait dans toute la blancheur minimaliste de son style Art Déco, ils la trouvèrent fermée et en état de siège comme devant le rond-point de l’Hôtel de ville. Bou Taxi prit sur sa gauche dans l’avenue de la gare en zigzaguant là-aussi entre des chicanes et en essuyant les mêmes regards inquisiteurs. Mais une fois la gare dépassée, apparut la mer qui se trouvait derrière les voies ferrées, à quelques dizaines de mètres. S’ouvrant infiniment devant eux, elle leur apporta une bouffée d’air, but l’eau de leurs yeux tout écarquillés et les invita à l’évasion pour quelques instants, maigre réconfort que le sort leur offrait de saisir en ces circonstances où toute prédiction restait interdite. Et pour rendre éternelle la beauté de cette providence passagère, et alors que les échos de la bataille qui faisait toujours rage leur parvenaient clairement, Hassan enchaîna sur un rythme plus lent de blues :

A hundred and ten a half a mile ahead

The Cadillac looking like it’s sitting still

And I caught Maybellene at the top of the hill