Barbès Blues au temps du couvre-feu (122) / Farid Taalba

26 Nov

Barbès Blues au temps du couvre-feu / épisode précédent

 

Et, vers l’est, quand la première ampoule de l’aube poignit entre mer et montagne qui émergeaient de leur sommeil sous le voile d’une clarté opalescente, alors que ses trois amis somnolaient chacun plaqué contre sa portière, seul Bou Taxi se tenait complètement éveillé, les mains sur le volant, luttant contre le sommeil qui le faisait piquer du nez par intermittence. Trop aux aguets pour pouvoir dormir dans le charivari des allers et retours des véhicules militaires, et entre les salves des exécutions sommaires, il avait fait la vigie toute la nuit pour voir venir l’inattendu, s’il dût advenir. « On y est, se murmura-t-il en regardant les premières étoiles disparaître, on approche du moment de vérité. ». Et il fut pris de l’envie de réveiller ses compagnons mais il y renonça : « Pourquoi faire ? A quoi ça servirait ? Pour qu’ils matent la beauté du ciel et se remettent à gamberger ! Vaut mieux qu’ils dorment. ». Et il regarda devant lui, pensif, suspendu à un air de Si Lbachir Amellal qui lui traversa l’esprit :

L’aurore a surgi toute pâle

Puis l’a suivi un ciel d’encre

Les âmes aimées de dieu

Déjà étaient aux ablutions à la fontaine

Les âmes leurrées par Satan

Encore prolongeaient-elles leur sommeil

Quand l’horizon commença à se teinter de pourpre, devant lui, au-delà du barrage d’entrée au stade, entre chien et loup, Bou Taxi intercepta deux halos de lumière jaune qui s’approchaient à vive allure. « Bon, osa-t-il espéré, cette fois, espérons que c’est la bonne. ». Il put bientôt distinguer que c’était une jeep qui roulait à vive allure. Arrivée enfin à quelques encablures du barrage, Bou Taxi remarqua d’abord les deux militaires qui faisaient face au tableau de bord. Lorsque le véhicule stoppa sa course au niveau du barrage et que ses feux s’éteignirent, Bou Taxi s’exclama : « Au nom d’Allah, le tout miséricordieux, le très miséricordieux… elles sont à l’arrière de la jeep… réveillez-vous les amis, réveillez-vous ! Par Sidi Abderrahmane, elles sont là, elles sont sauves ! ». Et il se mit à les secouer des mains avec frénésie, en chantant cette fois à voix haute un autre air de Si Lbachir Amellal :

Sous un figuier de barbarie, le combattant était embusqué

Son chef lui adressa la parole

Pour lui intimer d’ôter son burnous

Mais comment abandonnez la liberté ?

Nos femmes nous fuiraient

« Où ça, où ça, où ça ? » se réveilla fébrilement Madjid comme surgit le diable de farces et attrapes au bout de son ressort projeté par surprise hors de sa boite. « A gauche, précisa Bou Taxi, ne vois-tu pas Wardiya… ». Avec l’air surpris de celui qui débarque prématurément d’un long voyage là d’où il était précisément parti et là où il ne reconnaissait plus le visage qu’il en avait gardé, Hassan lui coupa le sifflet : « Où est Wardiya ? Montre la moi ! ». Madjid attrapa la poignée de la portière pour se jeter à l’extérieur, mais la main de Bou Taxi tomba sur la sienne pour l’en dissuader. « Doucement, calmez-vous les amis, supplia Francis, il y a le sous-officier de garde qui déboule pour nous annoncer la bonne nouvelle. Vous deux, restez dans la voiture. Bou Taxi et moi allons sortir. Vaut mieux rester discret et se faire la malle au plus vite. ».

A peine sortirent-ils du véhicule, Madjid et Hassan s’agrippèrent aux dossiers des sièges avant, le regard braqué dans le cadre du pare-brise à travers lequel ils regardèrent avec anxiété les dos de Francis et Bou Taxi s’éloigner côte à côte, l’un avec son costume de soirée bien coupé, l’autre avec sa vieille veste déchirée au niveau de la fente médiane tombant sur l’entrejambe gonflé de son saroual turc. A l’approche de la jeep où se trouvaient les filles, Francis commença à distancer Bou Taxi ; à la faveur de l’écart qui les séparait, Madjid et Hassan purent enfin découvrir leurs deux collègues. Mais elles gardaient la tête baissée, leur main masquant le nez et la bouche. Madjid et Hassan se dévisagèrent mutuellement, perplexes. Elles n’ont pas l’air dans leur assiette…, suggéra Madjid en revenant sur elles. « Avec le menu qu’elles ont dû se farcir, trancha Hassan, fallait pas s’attendre à ce qu’elles arrivent avec des digestifs sur un plateau. ». « Tiens regarde, annonça Madjid, Francis parle avec le sous-officier de garde ! ».

« Voilà, elles sont là vos fatmuches, déclara le sous-officier en lui faisant signe de le suivre, vous n’avez plus qu’à les emballer et les ramener fissa dans leur smala. ». Et, après lui avoir adressé un grand sourire, Francis prit alors les patins du sous-officier, suivi de près par Bou Taxi. Quand les deux amis rencontrèrent enfin le regard des filles, ils tremblèrent. Elles avaient toutes deux un teint d’albâtre qui leur donnait un air de mort-vivant. Leurs yeux étaient éteints, vides, n’exprimant rien d’autre que le silence de la nuit qui y était tombé ; le khôl qui avait coulé en cernait les contours, laissant place à deux faces de chat-huant.

« Allez, les filles, dit un des militaire assis devant en se retournant vers elles, vous avez de la chance, c’est la quille ! ». Mais elles restèrent hagardes, comme si elles étaient devenues sourdes ; insensibles et absentes, elles se tenaient claustrées sur elles-mêmes, le haut de leurs robes blanches maculées de grosses taches de terre rouge. Derrière elles, les lumières du stade s’éteignirent à la faveur du jour qui commençait à tout dévoiler. « Oh, qu’est-ce que vous attendez pour descendre, pilonna le militaire, vous voulez prolonger le séjour ?! Remarque j’y verrais pas d’inconvénients, avec des bombes comme vous, on sait qu’y’a pas besoin de sortir la DCA ! ». Tête basse, sans un regard pour personne et la bouche cousue, Zahiya prit aussitôt la main de Wardiya pour l’inviter à descendre de la jeep. Cette dernière finit par se lever avec difficulté soutenue par Zahiya qui lui avait emboité le pas. Alors qu’elle se tenait debout, Francis s’élança vers elle en lui disant d’une voix la plus douce qui pût : « Tenez, prenez mon bras, ce sera plus pratique pour descendre… ». Dans un premier temps, elle recula comme si elle en avait eu peur. Mais la main de Zahiya l’encouragea de nouveau. « Tenez, appuyez-vous sur mon bras » répéta Francis avec toujours la même douceur. Non… non, chuinta Wardiya qui prit l’initiative de descendre en s’appuyant sur celle de sa compagnonne d’infortune. Mais, une fois les pieds à terre, elle s’évanouit aussi sec mais Francis la saisit dans ses bras pour lui éviter la chute. Zahiya s’apprêta à descendre aussitôt pour aller à son chevet, en ayant soin, avant de se lever, de se vêtir d’un manteau léger avant qu’elle boutonna jusqu’au cou. D’un pas ferme, anticipant par principe de précaution, Bou Taxi s’était proposé à la cueillir au cas où il lui prendrait à elle-aussi de tomber dans les pommes. Quand leurs regards se rencontrèrent, il crut lire dans ses yeux un chant funèbre :

Mère, de mort j’avalerai ma canne

Le laveur me mettra à terre

Jusqu’à la blouse que je nippe

Au loin, il la larguera

Amis, restez en paix

Au jour des Comptes, nous nous reverrons

« Tu tiens, ça va ? » ne put que dire Bou Taxi. « Oui… oui… ça va…, répondit-elle en évitant de croiser son regard qu’elle cherchait à fuir, comme si elle y lisait elle-même quelque chose d’insupportable :

La mort gagne les yeux

Ils se disputent

Déjà ils luttent pour l’héritage

La mort gagne le front

Les mots se sont pétrifiés

Me voici ô maître des biens

Elle inspira profondément puis se dirigea vers Wardiya qui commençait à reprendre ses esprits. Encadrée par Francis et Zahiya, elle marcha laborieusement jusqu’au véhicule d’où étaient sortis Madjid et Hassan, incrédules et sidérés, pour les laisser entrer. Wardiya monta la première sans un mot pour ses deux collègues, refusant l’accolade que lui offrit pourtant Hassan. Zahiya la suivit en s’engouffrant aussi vite que possible dans la voiture, en silence, comme une chauve-souris fuyant le jour. Elle passa devant Hassan et Madjid qu’elle ignora tout aussi royalement. En soulevant le pied pour accéder à l’intérieur de la voiture, les pans de son manteau s’écartèrent un peu. Madjid remarqua alors furtivement une traînée de sang qui s’éperlait sur sa robe. « Qu’est-ce que tu as là ? » demanda Madjid. Mais, pour écho, il ne récolta que le silence. Confus, assailli de mille et une interrogations, il ne lui resta plus qu’à lui emboiter le pas. Et Hassan n’eut qu’à nager dans son sillage pour aller enfin prendre place avec les autres dans la nasse à roulettes de Bou Taxi. Personne n’osa l’ouvrir, un silence pesant les cala au fond de leur siège. Francis prit à son tour place devant et demanda en se retournant : « Tout va pour le mieux, ça va, vous êtes sûres ? ». « Oui… oui… ça va… ». répondit machinalement Zahiya avant de sombrer de nouveau dans le mutisme en se serrant contre Wardiya tombée de sommeil. Francis fut d’abord surpris, puis tenté de remettre une couche mais il renonça face à la gêne qu’il sentit monter en lui. « Allez, Bismi Llah, dit sans faire de manière Bou Taxi qui ne pouvait supporter l’ambiance de tombe sous laquelle il eut l’impression d’être enseveli, nous rentrons enfin à la maison, le maître peut dormir sur ses deux oreilles, vous êtes enfin réunis. ». Et pour égayer l’atmosphère, il entonna une goualante en espérant leur faire entrevoir quelque lueur d’espoir qui eût pu les requinquer :

Le ciel gronde, lacéré d’éclairs

Ne laissant nulle part la sérénité

Pluie et grêle mêlées

Patiente mon cœur, ne lâche pas l’affaire

L’angoisse ne fait que passer

A l’orage succède la sérénité

« C’est ça, avait envie de lui balancer Madjid, c’est ça, à l’orage succède la sérénité. Continue à t’amuser à nous édifier… avec tes rengaines… dans des moments pareils ! Mais celui dont la grêle a granulé tout le visage, retrouvera-t-il son honneur d’antan ? ».

Tout à coup, Zahiya hoqueta bruyamment et vomit entre ses jambes, sur son manteau. Elle haletait, la salive lui coulait des deux côtés de la bouche qu’elle tenait ouverte comme si elle luttait contre l’étouffement. Bou Taxi stoppa le véhicule. Mais déjà un nouvel hoquet la secoua violement ; elle serra ses mains sur ses cuisses et la gerbe suivit, arrosant même Madjid qui se trouvait à côté d’elle. Ce dernier lui prit la main mais elle retira aussitôt la sienne : « C’est bon… c’est bon… ». La tête basse, essayant toujours de reprendre une respiration normale, elle se redressa puis s’effondra, la tête croulant sur l’épaule de Madjid, inconsciente. « Tenez de quoi l’essuyer, proposa Bou Taxi, et voici un sac au cas où. ». Madjid prit la serviette et commença à essuyer le manteau. Mais la robe avait été aussi salie par les vomissures. Il entreprit alors d’ouvrir son manteau. Mais alors qu’il s’apprêtait à libérer le dernier bouton, revenant subitement du demi-sommeil dans lequel tout le monde la croyaient plongée, en se débattant comme une folle, Zahiya hurla : « Non, non, n’ouvrez pas mon manteau, n’ouvrez… ». Elle perdit connaissance et les pans de son manteau s’ouvrirent.

Avec consternation, ils découvrirent les grosses tâches de sang qui marquaient tout le bas de sa robe, depuis le sexe jusqu’aux genoux. Incrédules, sous les ronflements de Wardiya dont le sommeil n’avait pas été inquiété, ils pouvaient méditer le refrain avec lequel Bou Taxi avait réveillé ses amis :

Sous un figuier de barbarie, le combattant était embusqué

Son chef lui adressa la parole

Pour lui intimer d’ôter son burnous

Mais comment abandonnez la liberté ?

Nos femmes nous fuiraient