Barbès Blues au temps du couvre-feu (120) / Farid Taalba

24 Oct

Barbès Blues au temps du couvre-feu / épisode précédent

 

Ah… bon… bah ça ne te dérange pas plus que ça ?! Tu trouves ça michto… un gars qui se met à table pour te servir la première fois où il t’a dépecé le portrait en jetant ses mirettes sur ton derrière… heu… pardon… derrière ton dos ?… J’avais rien commandé, je suis allé à la fenêtre, c’est tombé comme un cheveu sur la soupe. Pendant quelques secondes, je n’ai pas pu couper au menu qui s’est présenté à moi, ce laps de temps aura suffi avant que je referme les volets sur la cuisine que je voyais se préparer dans la chambre de l’hôtel d’en face. – Si ton charabia m’est destiné, sache que tu perds ton temps puisque nous voilà réunis. Maintenant que tu m’as débité la première fois où tu m’as flashée, je te repose la question : ne trouves-tu pas que c’est une belle coïncidence si tu es de nouveau coincé avec moi dans cette nouvelle souricière ? – Ah, peut-être, mais cette fois on n’est pas chez mézig… et pourquoi me regardes-tu comme ça ? Je sais bien que tu as de beaux yeux. Mais là, ils sont bien brillants.

Zahiya lui répondit sur l’air de « A mani, ya mani » :

Oh, mon frère, oh mon frère Voilà deux olives bien mûres

« Mets de l’huile, répondit-il maladroitement, c’est le remède de chez nous… et puis, pourquoi tu souris comme ça ? C’est vrai, tu as une belle bouche mais quand même… je ne suis pas une makroute… ».

Et toujours sur le même air, elle emballa son couplet en dodelinant du chef :

Oh, mon frère, oh mon frère Ce n’est que louis d’or éclatant

« Louis d’or, louis d’or mais où veux-tu en venir ? Et pourquoi poses-tu maintenant tes mains sur ton ventre et que tu le caresses de droite et de gauche ?

Aussi, sans changer d’air, elle gonfla sa poitrine avant de lâcher le morceau de toutes ses tripes :

Oh, mon frère, oh mon frère C’est la dalle sur laquelle glissent les anguilles

« Les anguilles… qui glissent… ah, je vois… tu ne vas tout de même pas chanter toute la chanson ?… et, et passer en revue toutes les parties de ton corps ?

– Oh, que si ! Et ce ne serait pas plus michto devant toi plutôt que d’une fenêtre ?

– Heu, heu, je ne sais pas… peut-être… mais pourquoi tu me demandes ça ?… Tu vas loin… tu vois grand… alors qu’on est coincés au stade de Philippeville, l’épée au-dessus de nos têtes. – Barbès et Philippeville sont tout petits pour ceux qui s’aiment d’un si grand amour. – Qui s’aiment d’un quoi ? Tu parles de qui ?

Elle lui saisit alors la main. Il tressaillit, rougit comme une fleur d’hibiscus : « Ici, parmi tout ce monde… tu ne vas pas un peu vite. – Pas quand il s’agit de la vérité, surtout celle qui ne ronge pas seulement le cerveau. – Oui, mais, si tu te souviens, à la fin de la chanson « Oh mani », ça ne se passe pas comme ça. L’homme chante :

Mani oh, mani Quelle vallée as-tu là ?

La femme, si tu te souviens, lui répond :

Oh mon frère, oh mon frère C’est là où se résout le diwan

– Petit naïf, mais à quel diwan veux-tu soumettre ce qui ne relève désormais que de nous ? Regarde-moi, je suis une bannie de ma maison. Pour eux, je suis une traînée, une fille de mauvaise vie. Je n’ai plus rien à leur demander. Regarde-toi, c’est kif-kif, plus d’attache, tu es devenu un romanichel. Et tu as aggravé ton cas en devenant goualeur au service du maître. Mineur, fondeur, éboueur, balayeur, manutentionnaire, pour les gens, ça c’est des métiers, mais goualeur ? – Ils dénigrent mais cela ne les empêchent pas de venir nous écouter en cachette des autres. – Bon, on ne va pas épiloguer sur leur compte maintenant qu’ils ont égrené toute notre grappe… ne ferait-on pas mieux de planter notre propre vigne… – Je ne sais pas… les mots me manquent, j’étouffe… »

Et Hassan qu’ils avaient oublié, se mit à fredonner: « You’re just too marvellous, too marvellous for words…

– Chut, coupa Zahiya, ne dites plus rien… les gardes approchent… ». Et elle retira sa main de celle de Madjid. « Maintenant que tu l’as enlevée, trouva-t-il le temps de dire, c’est comme si on m’avait coupé l’électricité, je n’y vois plus rien… ».

Elle esquissa un sourire mais se ravisa et son visage s’éteignit comme celui de celle qui ne voulait pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué. Devant elle, à quelques deux ou trois rangées d’elle, des cercles de lumière dansaient au-dessus des têtes des prisonniers. Les gardes balayaient chaque rangée. L’un des faisceaux fixa soudain un visage autour duquel ils s’attroupèrent pour l’allumer de questions, sachant lui-même que la réponse la plus insignifiante pouvait être interprétée de la façon la plus fantaisiste et devenir ainsi une fatale preuve de dévidage, court-circuitant les faibles lueurs d’espoir qu’il pouvait encore entretenir. Un GMC transportant les corps des personnes qui venaient d’être fusillées passa en trombe pour aller ajouter ces dépouilles à celles qu’on avait déjà entassées dans un coin du stade, leur odeur empestant l’atmosphère déjà suffisamment chargée d’angoisse. « Allo triciti » chantonna brièvement en sourdine Hassan. « Chut ! » répliqua Zahiya. Le suspect interrogé venait de se lever. Il avait les mains sur la tête, une partie de son chèche tombait en colimaçon sur son épaule. Il marchait d’un pas lourd, le visage défiguré par la peur, le regard aussi vide qu’un précipice dans lequel la crainte d’y sombrer s’empara progressivement de Zahiya en voyant s’approcher vers elle les faisceaux des torches électriques en mouvement. Quand une lumière crue l’aveugla enfin, n’entendant que les pas de ses geôliers, son cœur se mit à battre tambour. « Tiens, une fatmuche, pointa une voix avec gourmandise, et on ne peut pas dire qu’elle a l’air crasseuses et pouilleuses comme celles des gourbis ! Et bien habillée avec ça… on prendrait bien une pause avec elle.

« Oh mais je la connais cette bombasse, s’intercala une autre voix. Madjid reconnut alors l’assassin de la vieille Megdouda qui accompagnait les militaires en compagnie d’autres civils. Son sang ne fit qu’un tour mais il se contint et évita la crise cardiaque. « Mon capitaine, je vous conseille vivement bien de prendre une pause avec elle, vu que c’est son métier. Je me souviens bien d’elle, j’en mettrais ma bite à couper. Je l’ai rencontrée dans un cabaret « arbi » à Paris. Elle m’a coûté plusieurs bouteilles de champagne sans compter la pause mais ça vaut le coup de s’arrêter de travailler. Mon capitaine, vous ne le regretterez pas. « Ah mais il y en a une autre, signala le capitaine, elle-aussi, on ne peut pas dire qu’elle n’est pas michto, ça ouvre l’appétit. – Mon capitaine, balayez tous vos scrupules, elles ne sont plus à une indignité près. »

« Confirmez-vous ce que dit monsieur ? » demanda le capitaine à Zahiya en lui soulevant la mèche de cheveux qui lui barrait le coin de l’œil. Après un moment de silence, il reprit plus énergiquement : « Alors, vous confirmez ?! Oui ou non ?! ». Sous la pression, à la limite de l’inconscience, elle lui répondit comme la chèvre de monsieur Seguin qui se met en position d’attaque face au loup : « Pourquoi, c’est un crime ? Et puis vous n’êtes pas la brigade mondaine à ce que je sache. Vous, si je ne me trompe, c’est le « fell » le gibier qui vous intéresse, pas des danseuses de cabaret. – Ecoute ma mignonne, tu m’as dit tout ce que je voulais entendre. Maintenant, tu vas te lever avec ta copine et vous allez me suivre gentiment. De toute façon, vous n’avez pas le choix. Alors ne faites pas d’histoire, faites plutôt votre boulot comme vous en avez l’habitude, ça évitera de me froisser encore plus les nerfs.

« Et combien êtes-vous prêt à payer pour cette pause ? » commença-t-elle à marchander en feignant d’ignorer la détresse émaciant la figure de Madjid momifié dans un silence que seule l’intensité de ses yeux trahissait. « Oh, ce sera le prix de votre remise en liberté, lui assura-t-il, cela devrait vous suffire. – Nous ne sommes pas seuls, avança-t-elle sans frémir avant d’ajouter en désignant Madjid puis Hassan : « Ils sont avec nous, ils font partie de notre troupe de musiciens, nous ne partirons pas sans eux. – C’est vrai, approuva l’assassin de la vieille Megdouda, je les ai vus l’autre soir chez Francis. Je reconnais bien là le chanteur. – C’est d’accord, convint le capitaine, on viendra les chercher quand on aura fini de s’amuser ! ». Zahiya se leva la première, puis, jeta un regard à Wardiya pour qu’elle la suive. Complètement ahurie, cette dernière marqua un temps d’hésitation, se tourna vers Hassan ; elle voulait le supplier des yeux comme si elle cherchait une approbation de sa part, mais il avait la tête baissée, sans doute anéanti. Enfin, dos au mur, elle finit par rejoindre sa collègue, la tête basse. Impuissant, Madjid les regarda s’éloigner les larmes aux yeux. Des tribunes, diffusé par un poste de radio, un air les accompagnait, porté par la voix de Chet Baker :

They’re writing songs of love But not for me A lucky star’s above But not for me

Pendant ce temps-là, Francis et Bou Taxi approchaient du stade. Ils se laissaient doubler par des GMC remplis de suspects qui s’y rendaient à vive allure. Durant leur trajet, ils avaient assisté à des rafles qui, en ville, s’organisaient à tour de bras, sans qu’ils ne pussent intervenir devant la furieuse soif de vengeance qui avait gagné de nombreux colons chauffés à blanc. Après l’effet de surprise de l’attaque et l’état de sidération qui les avaient saisis face à la folle audace meurtrière des insurgés, ils avaient fini par décréter que l’heure de la loi du Talion avait sonné.

« Je ne comprends pas, remarqua Bou Taxi, il y a eu très peu de victimes européennes à Philippeville.

– Oui mais à El Halia, les insurgés ont égorgé des femmes et des enfants. J’ai même entendu dire que les mêmes faits se sont déroulés dans deux autres endroits. Avec ça dans la balance, ils ont enfin leur raison de se lâcher, je peux te garantir que l’addition va être lourde pour vous autres !

– Depuis l’émir Abdelkader, Bou Hamama, Bou Baghla, El Haddad, Moqrani et consorts, ça fait 150 ans qu’on nous ressert le même cinéma infernal. Quand on gouverne des gens par le bâton et le fusil dans des réserves d’Indiens, après l’avoir soumis par la force militaire, l’incendie, le vol et le viol, quand en plus on les réprime violement s’ils réclament plus de liberté, pourquoi veux-tu que certains ne finissent pas par égorger femmes et enfants ? Quand même l’exercice de la loi du Talion n’est valable que pour les colons mais pas nous ! – Je sais tout ça, le maître m’a assez édifié sur la question, j’en faisais juste le constat par la conséquence qui ne fait qu’en découler. Au fond, j’ai surtout l’impression que c’est le début de la fin et qu’on a basculé dans l’irrémédiable ; ça y’est, c’est la guerre à mort qui commence vraiment ! Dieu seul sait comment tout cela va se terminer. – En attendant, il faut qu’on retrouve les quatre autres. Après dieu, on saura ce qu’il leur est arrivé.