
Cheikh El Mokrani
Barbès Blues au temps du couvre-feu (épisode précédent)
« Et qu’est-ce qu’il a de spécial ? », demanda Madjid en posant sa tasse.
– « C’est un joueur de tambour, un chanteur ambulant. Il revient de France. Il s’est embarqué sur le même bateau que toi.
– Tu vas marier un de tes fils ? », s’enquerra Madjid avec une joie non dissimulée.
– Pas du tout, réfuta le moustachu, comme toi, il passe la nuit à la maison. Et demain, il prend, je crois, le même train que toi. ».
« Que chante-t-il ? », questionna Madjid.
– C’est un spécialiste de Si Lbachir Amellah.
– Ce n’est pas vrai, s’ébahit Madjid en ouvrant largement les yeux, hier au soir, alors que j’étais sur le pont en train de discuter avec un ami, nous avons entendu des marins chanter des poèmes de Si Lbachir ! Quelle coïncidence !
– Tu connais Si Lbachir ?!
– Je connais les chants que le vieux Dda Lmouloud nous chantait. C’était pendant les mois où nous gardions les troupeaux dans les pacages de l’alpage sans qu’on redescende au village. Au cours des longues veillées que nous passions au refuge, il nous a appris quelques-uns de ces poèmes. Mais, pour ce qui est de la vie de Si Lbachir, Dda Lmouloud ne nous a pas raconté grand-chose. Il nous a seulement dit qu’il avait appris ces chants grâce à un collègue, parent de Si Lbachir, avec qui il avait travaillé dans les mines du Nord de la France.
– Et bien, entama Bou Chlaghem qui venait de s’avaler sa première cuillerée de qalbelouz avant d’abreuver son interlocuteur de sa science des hommes, Si Lbachir est né en 1861, au village Ichekhaben dans la tribu des Imellahen, voisine de la tribu des At Djellil : dans le douar Ihadjadjen comme on dit depuis que les Français ont pris possession du pays! Ah, ce n’était pas comme au temps de sa fougueuse indépendance. Quand les Imellahen étaient maître de leur territoire et qu’ils faisaient partie des Ouled Abdel Jebbar, cette confédération de tribus redoutables qui tenait la route de Bougie dans la vallée de la Soummam. Et dire qu’au moment où nait Si Lbachir, les Imellahen se retrouvent gouvernés par un caïd issu d’une tribu autre que la leur, cette tribu se trouvant être celle qui traditionnellement se trouvait à la tête de la célèbre confédération. Ah, il était loin le temps où chacun réglait chez soi ses propres affaires. Dans cette période trouble, Si Lbachir fréquentera assidument la zawiya de son village où il apprit les rudiments d’arabes et de Coran. Puis, dit-on, il aurait continué sa formation à la zawiya de Iznagen puis à la zawiya Sidi Soufi de Bougie, à moins que ce ne soit le contraire. En tout cas, c’étaient deux zawiyas affiliées à l’ordre de la Rahmaniya qui avait pris la tête de la grande révolte kabyle de 1871. Longtemps après cet événement, après être devenu imam, il aurait constaté l’indigence de Lire la suite →