Barbès Blues au temps du couvre-feu (85) / Farid Taalba

30 Mai

Barbès Blues au temps du couvre-feu / épisode précédent

-Ah, maître, je vous envie. J’aimerais avoir votre flegmatisme en ces temps difficiles qui ne font pourtant que s’emmancher.

– Parlons de toi alors ! Comment vas-tu ? Et tes histoires, ça s’est calmé ?

– D’une certaine manière, oui !

– Que veux-tu dire par-là ?

– Le maquis a décrété que tous les conflits d’honneur devaient être suspendus et qu’il ne tolèrerait pas non plus qu’on porte un litige devant une juridiction française si ce n’est la sienne.

– Et qu’as-tu fais ?

– Et que crois-tu que j’ai fait ? J’ai bien été obligé de montrer que je suis un patriote, bien que je n’aie pas attendu le maquis pour jouer de la poudre ! Je suis un moudjahed dans l’âme, c’est-à-dire, dans le sein de ma mère ! Tous mes actes, tout mon passé, toute ma vie en attestent. J’ai défié les Ben Ali Si Cherif et les Ourabah ! J’ai affronté nombre d’autorités françaises, y compris quatre magistrats, dont deux d’El Kseur, avec voie de fait sur l’un de ces derniers, et ma traduction en correctionnelle à deux reprises ! Sans compter que l’administration m’a exilé dans les Aurès pour avoir dénoncé la corruption et l’arbitraire qui régnaient en son sein. Et pire encore, elle a poussé et encouragé une famille du village à nous faire la vendetta, pour ne pas avoir à nous la faire elle-même. Remarque, malgré toutes ses compromissions passées, grâce à la peur qui devait tout autant l’étreindre, cette famille a tenu à montrer qu’elle était tout aussi que patriote que n’importe quelles autres familles qui s’en arguaient, en attendant de retourner sa gandoura quand le vent soufflera sens contraire. Dans tout la tchatchouka qui se prépare, je peux me sentir gré au maquis d’avoir au moins mis fin à notre vendetta. Mais jusqu’à quand ? Et dans quel sens le vent continuera de siffler ? Croyez-moi maître, il y a de quoi avoir une crise de foie !

– Oh, tu pourras toujours boire une bonne infusion de zaartar pour faire passer le malaise.

Alors qu’il avait dit cela, venant du dehors, ils entendirent le chant qu’entamaient les talebs :

Allah, Allah, Allah

Chanter le prophète est si beau

Allah, Allah, Allah

Qui n’a pas d’égal

– Vous avez beau vous dilatez la rate, repris Si Lbachir, mais c’est au rire qu’on reconnait le fou ; vous oubliez que ce n’est pas de son plein gré que l’âne porte le bât. Rappelez-vous, combien de fois cela est arrivé ?! A chaque révolte, au regard de leurs faibles moyens, les leaders sont obligés de contraindre les gens de nos villages à les suivre dans leur tentative, en usant d’une force qui puisse générer une peur encore plus grande que celle de la France, la France qui ne tarde jamais à en produire une autre encore plus redoutable. Rappelez-vous le talion qu’elle nous réserve à chaque fois : « Cent arabes pour un Européen tué ! ». Et cela ne vous perturbe pas, je vous retrouve égal à vous-même : « Vienne la nuit sonne l’heure, les jours s’en vont, je demeure ».

– Toute chose ici-bas a une fin, même les poésies que tu as apprises à l’école ; de la racine au tronc, du tronc à la branche, de la branche au bourgeon, du bourgeon à la fleur, de la fleur au fruit qui se détache et tombe à terre où il retourne à la poussière :

A qui veut évitez les tourments

La voie de la résipiscence est tracée

Car innombrables sont les grâces de dieu

Pour qui veut les faire fructifier

Seigneur, donne-moi la joie pleine de rire

Dis-moi : tu es libéré

– Ah bravo, tu te surpasses, surtout en ces lieux ; le cheikh va apprécier ta présence. Quant à moi, je n’ai pas encore toute votre sagesse pour me détacher de ce monde. Tenez, écoutez, la suite du chant des talebs ; elle parle pour moi :

O croyants je suis perplexe !

O maîtres qui nous guident !

Finies l’amitié et la confiance.

Voici pour nous la traitrise.

Dès que poindra la lumière,

Un nuage viendra la voiler

Mon cœur, oh croyants, est souffrant ;

Il lutte pour se rétablir

Il veut le soleil de l’été,

Et ce, au cœur de l’hiver.

– Alors cessons de remuer la marmite si on n’en prend pas de la graine, proposa le maître avec empathie, car il est vrai que trop de discussions font brûler le pain.

« Bonsoir, Si Lbachir. » résonna une voix au seuil de la porte d’entrée et dans la pénombre qui était descendue sans qu’ils s’en rendent compte. Un taleb se tenait debout en portant un grand plat recouvert d’une serviette. Les deux amis s’émerveillèrent. Derrière le taleb, le ciel jurait d’éclats de rouge, de rose et de violet que le soleil couchant avait déversés dans sa chute.

– Bonsoir mon fils. Oh, merci, tu nous apportes le dîner. Puis s’adressant au maître : « Ah, maître, vous avez vraiment du flair pour sentir le vent monter la sauce ! ».

Le taleb déposa le plat sur la table basse ronde posée au centre d’une grande natte d’alfa. Il ressortit dehors puis revint avec une soupière de terre cuite d’où s’échappaient des bouillons de vapeurs au fumet appétissant. Il l’a déposa sur la table avec une louche de fer. Il ajouta une cruche de petit lait et de la galette de blé dur posée dans une panière tressée. Il enleva ensuite la serviette qui recouvrait le grand plat de terre cuite. Il ralluma les bougies dans les niches et des ombres dansèrent sur les murs soudain légèrement dévêtus de leur obscurité profonde. Enfin, il disposa un bougeoir sur la table ; sa lueur éclaira violement les mets dont la vue enflamma le regard des deux amis. Le grand plat était bombé de semoule d’orge au grain ocré, ambré et luisant de beurre.

« Saha ftor-kum ! » leur adressa le taleb avant de se confondre dans l’obscurité du dehors. Derrière lui, il les entendit ouvrir les festivités : « Bismi Llah ar-Rahman ar-Rahim… » ; au même moment, dans la nuit qui commençaient à se piquer d’étoiles, le chœur des récitants reprenit avec ferveur :

Allah, Allah,

Heureux qui a un maître,

Allah, Allah,

Et lui offre les meilleurs mets