Séance du dimanche. Kanaky

17 Jan

 

machoro

« La nouvelle Calédonie, c’est la France. La force juste de la loi doit s’y appliquer intégralement » Bernard Pons, Secrétaire d’État aux DOM-TOM du gouvernement Chirac (1986-1988)

La dernière fois que l’état d’urgence a été décrété en France, c’était pour laisser les mains libres aux milices d’État en banlieue parisienne en 2005, pour leur permettre de « rétablir l’ordre», un ordre quelque peu altéré après la mort de Zyed et Bouna, réfugiés dans une centrale électrique alors qu’ils se faisaient courser par la police. L’avant-dernière fois, c’était en 1985, pour « rétablir l’ordre républicain en Nouvelle Calédonie », où les affrontements entre indépendantistes Kanaks et colons caldoches massivement rangés derrière les bannières du gaullisme le plus dur tournait à la guerre civile. C’est l’occasion de revenir sur la lutte du peuple Kanak pour ses droits sur sa propre terre.

La présence française sur les îles du Pacifique date de la politique impériale de Napoléon III, qui cherchait à s’implanter dans le Pacifique, pour y fonder une colonie pénitentiaire et concurrencer le Royaume-Uni, autre puissance impérialiste déjà présente en Australie et en Nouvelle-Zélande. La Nouvelle-Calédonie est donc proclamée colonie française le 24 septembre 1853, sans naturellement que ses habitants aient le moindre avis à émettre. Le 25 juin 1854, les militaires français fondent Port-de-France au sud-ouest de la Grande Terre, devenue Nouméa le 2 juin 1866 et qui devait être la principale tête de pont de l’occupation française. Outre l’occupation des terres, l’archipel sert de bagne, d’abord pour les Communards, puis pour des rebelles algériens, dont plusieurs milliers sont également envoyés croupir aux Antipodes, pour leur apprendre à se révolter.

Bagne-travaux forcés

Pour favoriser la colonisation, croissante dès les années 1870, après la découvert d’énormes gisements de nickel, plusieurs expéditions de conquête militaire sont menées pour déplacer les population kanaks de leurs terres, notamment pendant la « grande révolte de 1878 » et lors du soulèvement de 1917. Cela ne veut pas dire que la République ne reconnaissait pas l’apport des populations kanaks : la preuve, en 1931, plusieurs familles sont exposées, dans un enclos de cases, au Jardin d’Acclimatation, à l’occasion de l’exposition coloniale de Paris. Parmi les personnes exposées dans ce zoo humain, l’arrière-grand père du footballeur Christian Karembeu. La Nouvelle Calédonie, pour la France, c’était une position stratégique dans le Pacifique sud, une grande réserve de nickel, et des peuplades exotiques à présenter comme curiosités de l’empire français, aux côtés des autres populations colonisées d’Indochine, du Maghreb ou d’Afrique noire.

A la fin des années 70 et au début des années 80, le rapport de force politique régional a changé : La Papouasie-Nouvelle-Guinée accède à l’indépendance en 1975, les îles Salomon en 1978, Kiribati en 1979, les Comores en 1975, Djibouti en 1977 et les Nouvelles-Hébrides, devenues Vanuatu, en 1980. La mobilisation sur place fait bouger les choses : en juillet 1983, la France reconnaît l’abolition du fait colonial, la légitimité du “ peuple kanak”, “ premier occupant ” du territoire, qui a un “ droit inné et actif à l’indépendance ”. L’exercice de ce droit “ doit se faire dans le cadre de l’autodétermination ” ouverte “ aux autres ethnies dont la légitimité est reconnue par les représentants du peuple kanak ”. Elle reconnaît également la nécessité d’élaborer un “ statut d’autonomie transitoire et spécifique ”, ratifié en 1984 sous le nom de “ statut Lemoine ”, du nom de son inspirateur le secrétaire d’État aux DOM-TOM, Georges Lemoine. Le problème c’est que, sur place, la droite RPCR –la franchise locale du RPR chiraquien– ne veut rien lâcher de son hégémonie politique et économique. Elle ne reconnaît pas ce statut d’autonomie et fait tout pour paralyser le processus, en faisant jouer notamment ses relais en métropole. Dès lors, la Nouvelle Calédonie devient un enjeu électoral utilisé cyniquement par tous les partis de gouvernement. De son côté, le Front de Libération Nationale Kanak et Socialiste (FLNKS) se montre vigilant sur le corps électoral appelé à se prononcer lors d’une future consultation sur l’autodétermination. Pour eux, seuls les Kanaks, les non-Kanaks nés dans le territoire ou ayant un ascendant né en Nouvelle-Calédonie peuvent participer au scrutin, faute de quoi ils seraient minoritaires chez eux. Très vite, le bras de fer tourne aux affrontements. Le premier décembre 1984, le FLNKS, pour réagir à la marginalisation dont il faisait l’objet dans un jeu électoral déclare unilatéralement la création d’une République de Kanaky.

Quatre jours après, le 5 décembre, à Hienghène, dix Kanaks sont abattus dans un véritable guet-apens, parmi eux deux frères du président du F.L.N.K.S., Jean Marie Tjibaou. Ce massacre n’était évidemment pas de nature à apaiser les esprits. Le lendemain, trois Caldoches meurent dans un incendie criminel à Bourail. Le 11 janvier 1985, un jeune colon est tué près de Thio par des militants indépendantistes, ce qui entraîne des pogroms contre les indépendantistes et les kanaks à Nouméa dans la nuit du 11 au 12 janvier. Leurs commerces sont incendiés et pillés. Le lendemain, le 12 janvier, Eloi Machoro, un des principaux responsables du FLNKS tombait, victime d’une « balle perdue »… tirée par le GIGN à plusieurs centaines de mètres de là, près du village de La Foa, en compagnie d’un de ses camarades, Marcel Nonnaro, alors qu’ils menaient une opération d’occupation de terres. Cet assassinat d’État n’était pas le premier, mais il enfonçait un peu plus la Kanaky dans la quasi-guerre civile qui s’était imposée depuis l’année précédente. Le même jour, le gouvernement socialiste déclarait depuis Paris l’état d’urgence et le couvre-feu sur toute la Nouvelle-Calédonie et envoyait 3000 hommes de troupes supplémentaires. L’assassinat de Machoro –célébré par les applaudissements des émeutiers de Nouméa, qui fraternisent avec la troupe (à 3’44)

Avec l’État d’urgence, l’État reprend la main, le nouveau statut “ Fabius-Pisani ” sous couvert de régionalisation remet en cause de l’autonomie organisée l’année précédent, organise une partition de fait entre le sud de la Grande Terre où les Caldoches sont majoritaires et le reste de la Nouvelle-Calédonie à dominante kanak, mais assure également une majorité absolue à l’assemblée aux Caldoches.

Les choses prennent un tour irréversible avec le changement de majorité en France métropolitaine : le PS, empêtré dans une politique néolibérale, perd les élections à gauche et offre le pouvoir à Chirac, premier ministre de « cohabitation » de Mitterrand de mai 1986 aux présidentielles de 1988. Autrement dit : deux ans de concurrence électorale féroce, pendant lesquels tous les coups sont permis. De fait, cette période anticipe largement celle que nous vivons aujourd’hui : flicage à mort de la jeunesse, gages d’impunité donnés aux forces de répression, tabassages au faciès –Malik Oussekine en est la victime la plus connue. Tout devient un enjeu en prévision des élections du printemps 1988. Au Liban, les otages du Hezbollah sont libérés comme par miracle entre les deux tours de la présidentielle, grâce aux réseaux barbouzards chiraco-pasquaïens. En Nouvelle Calédonie, les réseaux RPR jouent à fond la carte de la fermeté face aux « séparatistes ». Bernard Pons secrétaire d’État aux DOM-TOM de Chirac suivent une ligne dure dictée par la surenchère des colons du RPCR. Pons organise immédiatement un référendum-farce sur l’autodétermination, pour mettre hors-jeu le FLNKS, qui le boycotte. Résultat le 13 septembre 1987 : 98,3 % des votes exprimés pour le maintien… Ce qui permet à Pons de déclarer que « le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ne se confond pas avec le droit de quelques uns à disposer des peuples ». À cette provocation supplémentaire vient s’ajouter l’acquittement des assassins de Henguiène par la cour d’Assise de Nouméa, 29 octobre. Pas de justice, pas de paix. Le camp indépendantiste, rayé de la carte démocratique par un redécoupage électoral qui donne de fait les pleins pouvoirs au RPCR en janvier 1988, voit toutes ses actions pacifiques réprimées brutalement.

Logiquement, le FLNKS, reprend une lutte plus dure et appelle à un « boycott actif » des élections du 24 avril, élections régionales et premier tour des présidentielles. Le 22 avril 1988 l’attaque de la gendarmerie de Fayaoué sur l’île d’Ouvéa tourne mal : quatre gendarmes sont tués par balle, vingt-sept sont enlevés et tout un arsenal de guerre est récupéré par les militants. Il s’agissait à l’origine d’une action politico-militaire destinée à faire entendre des revendications rendues inaudibles par la politique de l’État. De fait les demandes formulées pour mettre un terme à la prise d’otage paraissent relativement modérées au vu du contexte : annulation des élections régionales, évacuation de l’île d’Ouvéa par les forces de l’ordre, nomination d’un médiateur pour discuter d’un véritable référendum d’autodétermination. Le problème c’est qu’à Paris, personne n’était disposé à négocier avec les responsables de l’action : on n’avait pas le temps, on était entre les deux tours, et il fallait montrer ses muscles, pour gagner les voix caldoches et en appeler une fois de plus à la fermeté républicaine, surtout qu’une campagne d’opinion avait été reprise sans vérification par une bonne partie de la presse : les gendarmes auraient été décapités, étripés par des quasi-cannibales… Alors que des contacts étaient établis et qu’une reddition sous conditions était presque acquise, Chirac, avec l’accord de Mitterrand, ordonna l’assaut de la grotte d’Ouvéa, mené par des troupes d’élites : hélicoptères, lance-flammes, tout pour réaffirmer la fameuse puissance militaire de la République –contre trente militants– et essayer de capter les votes du FN, déjà. Une véritable boucherie : 21 morts, dont 19 militants du FLNKS, alors même qu’ils se rendaient. Plusieurs d’entre eux ont été achevés ou assassinés après la fin des combats.

grotte_ouvea-prisonniers

Ce massacre dégoûta jusqu’à certains des principaux responsables militaires sur place : le colonel Legorjus, qui dirigeait le GIGN et était en train de négocier avec Alphonse Dianou, le responsable de la prise d’otage, finit même par démissionner de ses fonctions peu de temps après. Ses déclarations sont éloquentes sur l’attitude des politiques auxquels, en bon soldat, il avait dû obéir : « j’en sors catastrophé sur la morale de nos hommes politiques qui ont fait prévaloir des intérêts électoralistes sur les vies humaines et les valeurs de la République. ». Kassovitz a consacré un film, L’ordre et la morale, à la prise d’otage d’Ouvéa, en se centrant justement sur le personnage de Legorjus.

Après les élections passées, on pouvait à nouveau parler, il n’y avait plus d’enjeu. Les négociations menées sous l’égide de Michel Rocard aboutirent à un compromis entre indépendantistes et anti-indépendantistes, les accords de Nouméa, qui rétablirent un cadre de coexistence plus pacifique, après quatre ans d’affrontements sanglants. Ils prévoyaient un référendum sur l’autodétermination après dix ans et permettait une plus juste représentation politique des forces en présence. Le cynisme assassin des prédécesseurs de Valls, Hollande et Sarkozy, déjà soucieux de ménager le fondateur de la boutique Le Pen en réactivant les techniques de la guerre coloniale eut une dernière conséquence dramatique : l’assassinat des deux dirigeants du F.L.N.K.S., Jean-Marie Tjibaou et Yeiwéné Yeiwéné par un autre militant indépendantiste d’Ouvéa, Djubelly Wea –également tué par un des gardes du corps de Djibaou– qui leur reprochait l’abandon de la revendication d’indépendance.

L’instrumentalisation cynique de la question coloniale à des fins électorales est un classique républicain : sans aller plus loin, et dans un contexte plus apaisé, il n’y a qu’à voir les provocations de Valls après la défaite de ses alliés en Corse lors des dernières élections : c’est du Pons dans le texte…

« L’amnistie des prisonniers politiques ? Il n’y a pas de prisonniers politiques. La co-officialité (de deux langues : corse et français) ? Il n’y a qu’une seule langue dans la République, c’est le français. Un statut de résident pour les Corses, sur le plan fiscal ? C’est contraire à la République ». Pour certains hommes politiques, il vaut mieux ne pas régler les problèmes : sans ennemis à abattre, ils ne sont plus rien.

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