Barbès Blues au temps du couvre-feu (117) / Farid Taalba

11 Sep

Barbès Blues au temps du couvre-feu / épisode précédent

 

En débâclant la banne dont il croqua la poignée de sa tremblante main crochue, Si Omar encadra direct les couleurs délavées du portrait décomposé de Bou Taxi. Ses yeux placardaient le flou impressionniste le plus artistique ; mouillés et vitreux, ils faisaient leur nuit étoilée sur Rhône sous la lueur agitée de la bougie que Si Omar tenait d’une autre main tout aussi trémulante. Il se noya presque un instant dans le tableau qui se déversait à lui avant de rester suspendu à la bouche de Bou Taxi, une bouche ouverte, immobile et silencieuse que les mouches accourues à sa suite eurent pu y prendre palais à demeure pour une partie de campagne en pleine flore buccale.

Mais, vu que Bou Taxi n’en sortait pas une, le vieil homme finit par mesurer le modèle des pieds à la tête et lui croquer le morceau comme celui qui craignait l’orage qu’il croyait voir s’annoncer : « Oh, que t’arrive-t-il ? Pourquoi tu ne dis rien ? Et les autres, ils ne sont pas avec toi ?!… ».

A cette dernière question, Bou Taxi blêmit comme un bleu de Chine passé à l’eau de Javel et Si Omar se rendit compte qu’il avait dangereusement haussé le ton ; puis, baissant trompette, avec quand même un peu d’exaspération dans la voix devant son interlocuteur sans réaction, Si Omar se mit au diapason de messe basse : « Mais rentre d’abord, ne reste pas sur le palier ! Aller, bouge-toi la carrosserie, ce n’est pas le moment de stationner ou de tomber en panne ! Tu veux qu’on se fasse entoiler ou quoi ?! ».

Bou Taxi cessa aussitôt de faire la pose et, envahi par la honte qu’il éprouvait de ne pas avoir gardé la maitrise de lui-même face au vénérable Si Omar, et d’avoir ainsi donné le bâton pour se faire battre, il franchit le pas de la porte, après avoir avalé une large rasade de cet air qui sentait encore légèrement la poudre et la lacrymogène. Alors que Si Omar refermait avec précaution la banne, Bou Taxi se laissa alors tomber sur le mur d’entrée, ses épaules s’y adossèrent lourdement et, la tête en arrière, relâchant un long souffle, il leva les yeux au plafond, les ferma et broussa entre ses dents :

Maudits soient tes parents, Ô misère Toi qui a éteint toute joie Dans mon cœur, l’obscurité monte en graine

Je t’intime en vain de me lâcher la grappe Les soucis m’étouffent, le moral s’égrène Tu me plonges en plein pastis

Pitié, Ô maître des cieux Toi qui est source de toute eau Celui tombé à terre, relève-le

« Oh, mon petit, consola Si Omar, reviens à toi, range ton tissage prosaïque au coffre et démêle-moi plutôt le chemin qui t’a amené encore vivant jusqu’ici ! ».

Mais leur attention fut soudain captée par un roulement de pas en branle, ils tournèrent leur regard vers la même direction. Du fonds du long couloir, l’ombre du maître s’allongea soudain sur le sol. Il était suivi du reste de la troupe que Bou Taxi devina derrière celui qui tenait une lampe à huile juste dans le dos du maître.

Bou Taxi se redressa aussitôt pour ne pas faire encore mauvaise figure. « Tu es seul ?! Où sont les autres ?, bruissa la voix du maître qui n’avait pas du tout l’air d’avoir l’esprit désaccordé, ni celui d’être désarçonné par l’oued des événements qui sortait de son lit. – Que le malheur soit loin de nous !, accoucha Bou Taxi, comme si, avec cette invocation, il cherchait déjà à s’excuser devant ses interlocuteurs de devoir être l’oiseau de mauvaise augure qui allait leur larguer la terrible nouvelle ; il cherchait aussi déjà à leur faire entrevoir la lueur d’espoir qui pouvait encore rester. – Venez mes amis, pria Si Omar, allons dans le salon, nous y serons plus à l’aise. Ici, derrière la porte, on pourrait nous entendre.

Une fois tout le monde réuni dans le salon, avec leur flegme légendaire, les lunettes fumées du maître se fixèrent sur Bou Taxi qui avait pris place sur une natte que Si Omar lui avait étendue en l’y invitant tendrement à s’asseoir. Le reste de la troupe avait fait cercle autour de lui dans un silence de tombe. Le maître ouvrit alors le bal : « Bou Taxi, mon fils, doucement maintenant, apaise ta carrosserie, vidange ton moteur et fais nous la course…

Bou Taxi prit une longue respiration, et le reste suivi : « Ils ont été arrêtés et embarqués… ».

Alors que le maître garda son marbre, les voix des musiciens s’élevèrent confusément comme l’orchestre qui accorde ses violons avant le début du concert : « Quoi ? Incroyable ! Ce n’est pas possible ?! Dis-nous que tu nous racontes seulement des histoires. Comment c’est arrivé ? Que dieu soit avec nous ! Qu’ont-ils fait pour mériter cela ?… – Messieurs, intervint Si Omar, un peu de calme ; au nom de dieu, fermez un peu vos sucriers!

Des sanglots dans la gorge, il se reprit : « Maître, ce matin, après vous avoir lâché la pince, moi, Hassan et Madjid, nous avons remonté la rue de la Zerramma. Quand on a débouché sur la rue du Mont-Plaisant, c’est là que j’ai vu des milliers de fellah qui descendaient depuis le mausolée de Sidi Ahmed. Nombreux étaient armés de haches, de serpes, de pioches, de faucilles, de tout ce qui pouvait servir d’arme. Je peux vous attester qu’ils n’avaient pas envie de rigoler. Ils hurlaient de rage et de colère. Pour les galvaniser, les femmes lançaient des you-yous qui n’en finissaient pas. Je me suis alors bougé les steaks pour nous éviter de rester coincés au milieu d’une foule que plus rien ne pouvait arrêter. De plus, comme je n’étais pas en grève comme la majeure partie de mes collègues, ils auraient pu croire que je cassais le mouvement. Vous comprenez que j’y ai mis toute la patate. Et, quand nous sommes arrivés au niveau de la place Wagram, c’est là qu’on a vu une partie de la foule s’est encasquée dans les rues de la ville où elle se mit à saccager tout ce qu’elle pouvait trouver sur son passage ; une autre a osé prendre d’assaut la caserne Mangin. Mais la réaction des militaires et des gendarmes ne s’est pas fait attendre. Ils ont commencé à tirer sur la foule à coups de mitraillettes. J’ai alors filé comme j’ai pu jusqu’au port. Tout ce dont je me souviens c’est que ça tirait, ça pétait de partout, les fusils, les mitraillettes, les grenades, les coups de mortiers, il y avait des flammes, de la fumée, l’odeur de la poudre, l’odeur des lacrymogènes, et les you-yous interminables des femmes, ça ne voulait plus sortir de ma tête… Après, on a fini par se faire arrêter à un barrage où ils ont eu l’air content de constater que je ne faisais pas la grève des taxis comme la plupart de mes collègues. Aussi, maître, j’ai évité de lui dire que si cela n’avait pas été vous, j’aurais sans aucun doute laissé mon carrosse au dortoir comme tous mes collègues… et on n’a passé le cap dieu sait comment. Arrivés enfin au port, c’était pour apprendre que la descente des voyageurs venait d’être suspendue à cause de tout ce qui était en train de se tramer. Il a fallu attendre la fin de la journée pour qu’on récupère tout l’équipage et qu’on se mette en branle pour vous rejoindre. Puis, en entrant dans la ville, on a senti une forte odeur de sang séché qui flottait dans l’air, on a même entraperçu des cadavres de fellahs sur les trottoirs. Les militaires, les gendarmes, des milices civiles patrouillaient partout dans les rues. C’est là qu’on est tombé sur un nouveau barrage. Tout s’est passé comme d’habitude mais il s’est trouvé que votre musicien qui accompagnait les deux danseuses portait un insigne de la JSMB. A cause du croissant et de l’étoile, du vert, du blanc et du rouge qu’il y avait dessus, ils sont devenus suspects et ils ont été embarqués. Voilà pourquoi… Je suis désolé maître, je n’ai pas été à l’heure. – Tu n’as pas à t’excuser, que peux-tu quand l’heure règle ton sort alors même que tu es matinal et ponctuel ? Rien ne sert de pleurer, ni de se mettre en colère maintenant, le passé est derrière, il ne reviendra pas. Es-tu prêt à faire face, maintenant ?… Tu disais qu’ils avaient été embarqués… mais aurais-tu la moindre idée vers quel lieu ils auraient été dépêchés ? – Tout ce dont je me souviens, c’est qu’ils roulaient en direction du stade… j’étais resté pour les voir s’éloigner et on m’a intimé de déguerpir au plus vite. Je n’ai pas demandé mon reste et j’ai accouru jusqu’ici.

On frappa alors de nouveau à la porte. Chacun avala sa chique. Si Omar prit sa chandelle, se glissa dans le couloir puis revint suivi de Francis, le patron de l’établissement où, la veille, la troupe avait donné son récital.

« Ah, maître, se désola Francis, c’est la fin de tout ! Je n’ose même pas en croire mes yeux et mes oreilles. C’est le début de la fin, c’est tout ce que je sais… comment vous dire, comment vous raconter ce qui est en train de se dérouler…

Quand il prêta enfin attention à son auditoire, il découvrit la mine défaite de ses amis ; au centre, impénétrable, le maître rayonnait derrière la bougie qui flambait sous son nez et enflammait les verres fumés de ses lunettes. Devant un tel tableau, Francis l’a mis aussitôt en sourdine. « Bonsoir notre ami, salua le maître, assieds-toi, tu tombes à pic, Bou Taxi nous relatait justement ce qui était en train de se dérouler… – Que lui est-il arrivé à ce bougre de Bou taxi ? » demanda Francis en hochant des yeux sur lui. – Pour résumer l’affaire, amorça le maître, Hassan, Madjid, Zahiya et Wardiya sont au gnouf mais on ne sait pas où. Bou Taxi a dit que les jeeps qui les avaient embarqués se sont dirigées vers le stade… – Quoi, comment, s’arracha les cheveux Francis en se levant de sa natte, vous avez bien dit « vers le stade » ?! – Oui, vers le stade, tu as bien capté le message. Mais pourquoi cela t’étonne-t-il à ce point ? – Des militaires, des gendarmes et les milices de civils sont déjà à l’œuvre. Et le maire de la ville est le premier à montrer l’exemple. « Il faut tirer dedans, qu’il a dit au préfet qui s’est opposé en vain à ce qu’on n’exécute pas aveuglément, ce sont surement des suspects. Ce sont eux qui ont éventré nos femmes, égorgé nos enfants et vous ne faites rien. Et vous les protégez ! On vous l’avait bien dit. Vous nous avez refusé des armes. Heureusement que certains d’entre nous en avaient. Il faut appliquer la loi du Talion. Œil pour œil, dent pour dent ! » Voilà, la chasse à « l’arbi » a commencé, on rafle à tout va, c’est par charretées pleines qu’on les expédie justement au stade et qu’on les passe sous silence dans le feu d’une rafale de mitraillette… Pour un mort européen, ce sera cent bougnoules de moins… je crains maître que vos musiciens ne soient en grands danger, si le pire n’est pas encore déjà arrivé ! ». « Que pourrait-on faire au lieu de se scier les cannes ici ?, lâcha Si Omar vers qui tous les regards se dirigèrent à l’unisson. « Il faudrait se rendre sur place », proposa un musicien. « Inconscient, lui rétorqua Francis, tu ne passeras pas la première patrouille que tu trouveras sur ta route. Ce n’est pas un soir à mettre un « arbi » dehors, tu comprends ? – Oui, mais toi, répondit le musicien, tu n’es pas « arbi », tu pourrais facilement passer toutes les patrouilles, aller jusqu’au stade, tenter de les retrouver et de les faire sortir. En plus, tu as une voiture et tu n’es pas n’importe qui dans la ville, tu as des facilités que nous n’avons malheureusement pas. Tu es la seule chance qu’ils leur restent. – Oui, je vais y aller. Mais souviens-toi d’une chose : au moment de l’attaque des fellahs, ils s’en sont pris à toutes les rares maisons disséminées autour de chez moi dans la colline, sauf la mienne, qu’ils ont laissée intacte. Quand je suis allé aider mes voisins dont les maisons brulaient et qu’ils se sont rendus compte que la mienne en était sortie indemne, il s’est trouvé des voisins pour me balancer en me regardant de travers : « Ce n’est pas normal, tu es l’ami des « arbis » !