Pierre Carles et la sociologie du S.A.

15 Juil

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Dans le numéro de juillet de Siné Mensuel, Pierre Carles revient sur le meurtre de Clément Méric et sur son traitement médiatique. Tous les ingrédients étaient réunis pour qu’on s’attende à une analyse riche, intéressante, grinçante. Ce n’est pas n’importe qui, Pierre Carles, on aime bien ses films : Pas vu pas pris (suivi de Enfin pris ? et Fin de concession) sur les connivences médiatiques, Ni vieux ni traîtres, sur Action Directe, ou La sociologie est un sport de combat, consacré à Pierre Bourdieu. Justement, Bourdieu, la grande référence de Pierre Carles, ce n’est pas n’importe qui non plus, c’est même une source inépuisable d’outils de critique sociale, sur la violence symbolique, sur la domination masculine, et, plus généralement, c’est une excellente lecture de combat, au même titre que Gramsci, dont Quartiers Libres conseillait la (re)lecture il y a quelques jours. Pierre Carles et Bourdieu, donc. Et le tout dans Siné Mensuel, probablement le journal satirique français le plus lisible de tous, en raison de ses convictions antiracistes, antisionistes, féministes et grâce à son mauvais goût. Pierre Carles, Bourdieu, et dans Siné Mensuel. Tout allait bien. Si on ajoute à tout ça que Pierre Carles est ou a été très proche d’Acrimed, qui ont publié parmi les meilleures analyses sur le traitement par la presse du meurtre et sur le bidonnage pitoyable de la vraie-fausse vidéo utilisée par les opinologues de caniveau pour disculper le meurtrier nazillon et le présenter comme une victime, on était vraiment en droit de s’attendre à quelque chose de bien pesé, à une vraie analyse.

Pierrre Carles, fidèle à l’enseignement de son maître, refuse de s’en tenir uniquement à une explication politique : « les divergences idéologiques n’expliquent pas tout ». Pour lui, en s’en tenant à cette dimension, « on occulte une dimension fondamentale de ce drame : la lutte des classes. Méric/Morillo, c’est aussi une rencontre sociale qui a mal tourné ». À ce stade de la lecture on se dit que Pierre Carles pousse un peu loin la micro-analyse : il ne va tout de même pas la limiter la lutte des classes à la rencontre de deux individus ? Il ne va pas nous la jouer skin-prolo contre petit bourgeois ? Pas lui ? Pas en reprenant Bourdieu ? Il l’a lu, pourtant. Ah oui et il a même lu Marx : d’ailleurs il le cite. Ben si ! Il le fait ! Le problème, donc, c’est « l’inégalité de capital culturel » entre un étudiant de Sciences Po et « un fils d’immigré espagnol » « n’ayant pas dépassé le stade du collège ». La violence mortelle, si on le suit bien, s’est déchaînée à cause de « l’humiliation sociale » subie par Esteban Morillo face à des « membres de la petite bourgeoisie intellectuelle ». « Clément Méric et ses amis n’ont-ils pas été victimes d’un certain complexe de supériorité sociale ? », se demande Pierre Carles, sans doute fatigué par le soleil de l’Hérault à l’heure de la digestion. On aurait plutôt eu tendance à penser que Clément Méric a été « victime » des coups d’un militant néo-fasciste. Mais les choses semblent plus complexes : « n’est-ce pas le sentiment d’humiliation, dont l’équipe de Bourdieu a rendu compte il y a vingt ans dans La misère du monde, qui explique en partie le drame survenu rue Caumartin à Paris ? ». Ah ? Le « drame » ne serait donc pas la conséquence de l’idéologie néo-nazie choisie et pratiquée par Morillo ? Pas la conséquence d’un certain entraînement aux ratonnades, aux agressions contre les bars gays, contre les SDF, dont les skins nazis se sont fait une spécialité ? Et puis, l’appartenance enthousiaste à cette mouvance, ce ne serait pas non plus un tout petit peu la conséquence d’un choix personnel ? Non non, on vous dit : juste le déterminisme social. Pas de choix là-dedans. Tous les prolos immigrés paraissent donc condamnés à devenir néo-nazis et violents. Un peu plus « de capital scolaire, intellectuel, culturel » et l’affrontement aurait sans doute été plus policé. Le fils d’immigré mieux doté en « capital social » et moins prolétarisé aurait pu discuter au lieu de taper, expliquer dialectiquement ses positions au lieu de cogner.

Mais ? Tiens, c’est bizarre… Une drôle d’impression s’impose au lecteur : le coup du travailleur blanc qui bosse dur agressé par des nantis qui font des études, c’est pas l’argumentaire du gros, là, celui qui passe en boucle sur le web ? Mais si ! Celui qui a un local dans le 15e avec une tapisserie à fleurs et que Dieudonné aime bien !

Étrange. Il se passe des choses bizarres. Elisabeth Lévy serait-elle devenue actionnaire principale de Siné Mensuel ? Pierre Carles serait-il passé du côté obscur ?

Non, a priori, il y a peu de doute : il retombera toujours du bon côté, Pierre. D’ailleurs dans la suite de l’article il remet bien la famille facho face à ses contradictions nationalistes. Alors ? C’est juste que comme Clément était étudiant –et à Sciences Po, en plus– notre sociologue critique a décelé dans la couverture médiatique de l’affaire un réflexe de solidarité de classe de la part des… journalistes, qui se reconnaissent parce que, forcément, ils ont fait des études, et parfois même à Sciences Po. Ah… Nous y voilà !

On rappelera  juste pour mémoire que c’est très exactement le sens du communiqué écrit au lendemain du meurtre par les militants de la section SUD à laquelle appartenait Clément Méric. C’était le 10 juin. Mais il ne l’avait pas lu, Pierre. Ça doit être parce qu’il ne lit pas la prose des syndicats petit bourgeois. Ou que l’antifascisme militant ça l’ennuie, il doit croire que c’est juste un « hobby bobo », comme le suppose l’excellente réponse publiée dans Article 11. Il n’a pas que ça à faire, Pierre : il a la lutte des classes contre ses collègues à préparer. Faut comprendre.