La prostitution, symbole de la domination coloniale…

10 Août

Nous relayons une interview tirée du site internet de la revue du mouvement le NID qui aborde les dominations sexuelles et raciales dans le contexte colonial.

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Historienne, Christelle Taraud a choisi de s’atteler aux zones d’ombre qui entourent encore l’histoire des femmes et celle de la sexualité. Avec La prostitution coloniale (Algérie, Tunisie, Maroc, 1830/1962), elle montre comment la politique française réglementariste fut le symbole de la colonisation.
Retour sur des violences sexuelles longtemps occultées.

Pourquoi le choix d’un tel sujet, la prostitution dans les colonies d’Afrique du nord ?

Je suis militante féministe et j’ai choisi de faire ma thèse en croisant deux thèmes qui me tiennent à cœur : l’histoire des femmes et la Méditerranée, puisqu’une partie de ma famille a vécu au Maroc. Une façon d’allier la conviction et la passion pendant les six années qu’allait me demander ce travail.

J’ai commencé par fouiller dans les archives et j’ai eu la chance de tomber sur les écrits de médecins coloniaux des années 30, consacrés aux questions sanitaires et aux prostituées. En écumant les archives coloniales, j’ai été fascinée par la quantité de sources disponibles. J’ai compris aussi qu’il ne s’agissait pas d’un sujet périphérique mais au contraire d’une question qui était au cœur de la société et touchait tous les domaines : politique sociale, administrative, urbanisme, art, police, justice.

C’est un travail qui m’a fait grandir. On ne sort pas indemne d’un sujet aussi douloureux. Il m’a aussi appris la tolérance. Il est temps de faire une histoire de la rencontre entre la France et ces territoires, l’histoire de ce qui nous lie, sans occulter la domination coloniale et la violence sexuelle masculine.

En quoi le réglementarisme des Français est-il le symbole de l’entreprise coloniale ?

Un mois après la conquête d’Alger, l’une des premières mesures que prend l’armée coloniale est de réglementer la prostitution. Elle craint bien sûr la contagion sanitaire et les ravages de la syphilis, mais aussi la contagion sociale et raciale. Les colons font tout pour que les femmes blanches ne soient pas accessibles aux indigènes. Mais ils jugent normal d’utiliser les femmes des colonisés.

La conquête réduit la complexité sociale de la prostitution d’avant la colonisation à la notion unique de “fille soumise” : un terme réglementariste qui symboliquement établit un lien avec le droit du conquérant, lequel invoque le droit au coït.

Dès le début, l’armée amène avec elle des BMC, bordels militaires de campagne, et des femmes européennes. Mais il n’y a pas assez de femmes pour le nombre d’hommes. Les colons ouvrent donc des maisons de tolérance. À Alger, en 1859, il y a 14 maisons de tolérancel, toutes européennes [1]

Qu’en est-il alors des indigènes ?

Pour elles, les colons organisent les quartiers réservés, qui marginalisent les femmes ; un véritable racisme d’État. À côté des rues réservées, existent parfois des quartiers entiers, véritables villes dans la ville, comme le quartier de Bousbir à Casablanca, présenté à l’époque comme un modèle. Bousbir, c’est 24 000 m2, 600 à 900 prostituées, 42 commerces, 1500 visiteurs par jour, et une ligne de bus pour relier le quartier au centre de la ville européenne.

Le système rend la prostitution visible dans la ville. Pour les Maghrébins, cette visibilité est choquante. De même que le contrôle des organes sexuels des femmes par des médecins blancs. Tout cela est très mal vécu. D’ailleurs, l’une des premières mesures prises par le pouvoir indépendant sera de fermer ces quartiers.

Vous montrez comment le réglementarisme est aussi le lieu du profit et de la spéculation…

La construction de ces quartiers devient une véritable industrie, une affaire juteuse qui engage les acteurs de la ville et ceux de l’État. Pouvoir politique et économique ont des intérêts dans ces affaires. L’énorme scandale financier du quartier réservé de Marrakech dans les années 1930 en est l’illustration. L’entrepreneur privé est protégé au plus haut niveau jusqu’en Métropole et tout le monde touche.

On voit les dérives du système puisqu’on va jusqu’à s’adresser au Glaoui [2] pour qu’il réquisitionne des femmes indigènes, faisant de lui un super proxénète pour le futur quartier réservé.

En quoi cette politique réglementariste a-t-elle été un échec ?

Maisons de tolérance et quartiers réservés se carcéralisent de plus en plus. La réglementation répressive ne sert qu’à une chose : l’exploitation économique forcenée des femmes. Jamais ce système n’a permis de les réinsérer ni de les soigner.
Le scandale absolu, c’est la taxe sanitaire : on fait payer aux femmes cette visite dégradante, pratiquée à la chaîne.

C’est l’ère du taylorisme, la sexualité entre dans le cadre du capitalisme sexuel.

Le système est donc un échec total en matière sanitaire et il entraîne une augmentation galopante de la prostitution clandestine. Dans les années 1950, 600 à 700 femmes occupent le quartier réservé alors que la prostitution est estimée dans la ville à 30 000 femmes ; 600 femmes que le réglementarisme n’est même pas capable de soigner.

Qu’avez-vous découvert sur le fonctionnement des BMC ?

On trouve peu d’archives sur les BMC. Mais l’armée m’a accordé le droit de consulter les documents sous dérogation. J’ai également eu des entretiens avec d’anciens militaires. Quelles que soient les régions, les périodes, tous disent qu’il y avait une grande violence dans ces BMC.

Il s’agissait d’un monde opaque, sous contrôle total de l’armée, éloigné de la centralité, des villes. L’abolitionniste Jean Scelles, président des Equipes d’action contre la traite des femmes et des enfants, a d’ailleurs mené un combat pour dénoncer la présence dans ces BMC de jeunes filles mineures, les collusions entre les tenancières et l’armée, les cadences infernales et les accidents très graves que subissent les femmes, comme des perforations de matrices.

Dans les BMC, le droit du conquérant s’exerce avec sa dimension raciale. Comment humilier davantage les hommes qu’en prenant leurs femmes ? Le même phénomène s’est produit en France quand les proxénètes maghrébins étaient fiers de faire travailler des Blanches et s’en vantaient au bled, inversant le rapport de domination. Les femmes ne servent que de médiation, elles ne sont que des sexes et des ventres. La femme est au cœur de la domination masculine.

Vous parlez, clairement, de violence sexuelle coloniale.

La violence sexuelle coloniale s’est exprimée par des viols, dès le début de la conquête en 1830. Quant au système réglementariste, il est violent parce qu’il est racial et capitaliste. Les Indigènes sont du bétail. Le médecin, le juge, le policier exercent une violence. Les femmes sont envoyées en prison, elles n’ont pas le droit de garder leur enfant. Sans compter les violences quotidiennes des tenancières, des proxénètes, mais aussi des clients. Violences de l’abattage, violences des femmes entre elles et des femmes contre elles-mêmes. L’automutilation est courante, comme le recours à l’alcool et au kif.

Tout est fait pour asseoir leur docilité. Notre génération peut commencer à dévoiler ces violences. C’est dur d’avouer qu’on a mis à la disposition des militaires des femmes indigènes.

En face, la honte empêche aussi la parole. Il s’agit de sociétés patriarcales et sexistes. L’organisation sociale jette des femmes sur le pavé et les considère comme des rebuts. Les jeunes filles, couramment frappées et victimes de violences sexuelles, à commencer par la défloration par des hommes beaucoup plus âgés, fuient la violence familiale et conjugale et deviennent des proies idéales pour le réglementarisme.

Que pensez-vous du débat actuel sur la prostitution ?

Il est mal engagé. D’abord, il est temps de reformuler le vocabulaire. Celui que nous utilisons correspond à un siècle qui n’existe plus. Il faudrait sortir de l’idéologie et protéger les personnes prostituées le plus possible.

Je suis également scandalisée par la façon dont les médias traitent du sujet et parlent notamment des prostituées étrangères, ce que j’appelle le syndrome Natacha. On les déshumanise, on les massifie, on nie leur identité, leur parcours.

L’autre chose qui me choque, c’est la permanence du discours réglementariste. Il imprègne totalement les mentalités, et donc celles des journalistes. Ils ne savent rien, n’ont aucune idée de ce qu’est la prostitution et continuent de modeler l’opinion à partir de leurs idées reçues. En plus, il se trouve encore des gens comme l’écrivain Philippe Sollers pour trouver le bordel esthétique.

décembre 2003, par Claudine Legardinier

Publié dans Prostitution et Société, numéro 143.

Christelle Taraud, La prostitution coloniale (Algérie, Tunisie, Maroc, 1830/1962), Payot, 2003.

[1] Contrairement à la métropole, ces “maisons” ne seront pas fermées en Afrique du Nord en avril 1946, au motif que ces régions se trouvent dans un état de civilisation inférieur.

[2] Le gouverneur de la province.

2 Réponses to “La prostitution, symbole de la domination coloniale…”

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