Made in America : Community Organizing

14 Mai

Pourquoi des fondations nord-américaines issues de la guerre froide, des institutions et des élus de la République Française, le patronat français mais aussi l’ambassade des Etats-Unis en France financent et forment des structures qui popularisent dans nos quartiers populaires le Community Organizing ?
En France, depuis plus de 10 ans, des acteurs des quartiers populaires sont formés aux techniques du Community Organizing, à grand renfort de centaines de milliers d’euros provenant de fonds privés ou publics. De ce long travail émergent quelques structures et figures symboliques. Il est aujourd’hui important de dresser un bilan de leurs actions et de leur portée.

Alinsky

C’est au sociologue américain Saul Alinsky que l’on doit le concept de Community Organizing. Au fil des années, ce concept est devenu, aux USA, une technique de mobilisation pour structurer et encadrer les classes populaires. La méthode d’Alinsky est considérée comme une école de pensée aux Etats-Unis. Hillary Clinton, par exemple, a fait sa thèse sur Saul Alinsky. Comme nombre de jeunes démocrates de sa génération, elle a fait ses classes militantes à partir des enseignements d’Alinsky. Depuis plus de 40 ans, chaque grande ville états-unienne possède son école pratique de Community Organizing, où se développent et se formalisent des techniques d’organisation des masses. Cela permet parfois d’organiser les classes populaires autour de combats révolutionnaires ou progressistes mais cela permet surtout de faire émerger ou d’importer en leur sein des leaders, qui oublient bien souvent les quartiers populaires une fois en haut de l’affiche. Le « leader » a cette facilité à rendre bankable sa notoriété acquise à travers les luttes du quotidien des masses. Le plus célèbre d’entre eux est aujourd’hui Barack Obama, qui fut un des produits du Community Organizing de l’école de Chicago. Le Community Organizing n’est pas qu’un outil de contrôle social, il peut être aussi un outil d’émancipation. Il existe toute une bibliothèque d’ouvrages sociologiques ou d’ethnographiques sur des expériences positives nord-américaines du « community organizing ». Les ouvrages de Chauvin (Les agences de la précarité) et Talpin de l’émeute à l’alliance des classes populaires aux Etats-Unis, sur les mobilisations de travailleurs hispaniques à Chicago et de militants des ghettos de Los Angeles, permettent ainsi de mettre en valeur des expériences positives. L’utilisation des recettes du Community Organizing ne préjuge jamais du sens qui sera donné à la lutte. Le Community Organizing n’est donc qu’un outil, qui peut être utilisé aussi bien par des opportunistes que par des révolutionnaires.

hope

Sihame Assbague, quant à elle, nous précise la chose suivante : « l’objectif du community organizing n’est pas de faire émerger des leaders mais de créer des contre-pouvoirs et de systémiser les rapports de force stratégiques, notamment locaux. Il y a une vraie dimension d’empowerment derrière et, à ce titre, la méthodologie n’a d’intérêt que si elle permet aux dominés de prendre conscience de leur pouvoir collectif et de mener, leader donc, les luttes qui leur semblent prioritaires. Je crois donc qu’il y a confusion sur le sens de « leader » et sur la charge que j’y mets. Je maintiens que, dans un système qui est structuré par le racisme, l’accession de minorisés au pouvoir ne change absolument rien aux rapports de domination. Au contraire même dans la mesure où ces figures sont souvent utilisées pour relayer, légitimer et renforcer les discours et politiques du pouvoir et pour donner un semblant de corps au concept boiteux de la méritocratie…du genre « bah vous voyez X ou Y est maire ou ministre ou je ne sais pas quoi, ça veut dire que tout le monde peut y arriver ». »

Pour Alinsky, d’un point de vue technique, la force du Community Organizing réside dans sa capacité à mettre en mouvement des gens qui n’ont aucune expérience de l’action collective. Pour cela, Alinsky théorise et met en pratique le rôle du « leader » qui, par un patient travail du quotidien, organise les gens à partir de leur colère et de leur mécontentement pour dépasser le désenchantement lié à des situations d’échec souvent perçues, à tort, comme individuelles.
Comment ça marche ? Un leader vit ou débarque dans un quartier d’habitat populaire dans lequel il y a, par exemple, des problèmes d’isolation dans les logements. Chaque hiver, chacun a froid et surconsomme de l’énergie dans son appartement. Patiemment, le leader va faire le tour du quartier, va rencontrer chaque habitant et discuter avec lui de ce problème. A force de discussions individuelles, il peut dire à madame Traore dans son salon que son problème est exactement le même que celui de madame Fernandes, idem pour le voisin du 3ième et ainsi de suite… Une fois ce long travail effectué, les conditions sont réunies pour passer à la prise de conscience collective. En mobilisant des savoir-faire et savoir-être de marketing, le leader va mobiliser les locataires, de manière souvent festive, afin de revendiquer collectivement une meilleure isolation des logements. C’est exactement ce qui s’est passé à Grenoble, avec le collectif Agence Citoyenne Grenobloise.
Dans ce cas, le travail long mais patient aboutit à la mobilisation des locataires qui, au premier pic de froid, foncent s’installer dans le bureau du directeur de secteur du bailleur HLM, parce que « vous comprenez, Monsieur le Directeur, dans vos bureaux, il fait chaud, alors que chez nous … ».

La règle d’airain du Community Organizing est que la prise de conscience collective doit déboucher sur des actions collectives qui donneront confiance aux gens. Il y a donc tout un travail méticuleux d’analyse des rapports de force mais aussi une mise en scène, pour que chaque mobilisation, aussi petite soit-elle, soit perçue comme une victoire.
Les techniques de marketing publicitaire sont alors un précieux recours. Les réseaux sociaux, avec la facilité avec laquelle ils permettent de déformer la réalité, sont rapidement devenus l’arme principale de ces acteurs pour transformer de petites victoires en grandes victoires.
Tout cela demande du temps au leader. C’est pourquoi, afin d’être efficace, celui-ci est généralement salarié ou tire des revenus de son engagement militant. C’est un militant professionnel.
La plongée dans les techniques du Community Organizing, pour les militants révolutionnaires, ne constitue souvent qu’une remise à niveau – avec les techniques de marketing en plus – des fondamentaux du travail militant de terrain. Un militant de terrain qui fait une enquête et qui mobilise des gens dans une action collective qui débouche sur des victoires, c’est un classique. Il y a même un paquet de slogans maoïstes pour l’illustrer. On peut aussi sourire en considérant que l’un des piliers de la pensée maoïste était l’enquête sociale, mais c’est moins swag en 2016 de se réclamer de Mao ou de l’anarchisme que des USA en mode Obama.

George Jackson 1

Le rôle d’organisateur auprès des masses est une constante que l’on retrouve dès les origines du mouvement ouvrier et qui perdure encore aujourd’hui dans nombre de syndicats de base qui ne sont pas sclérosés par les bureaucraties syndicales. Il suffit de relire Germinal. Ce n’est pas très swag comme lecture, mais c’est un classique qui permet de redécouvrir la figure des militants ouvriers, inlassables organisateurs de grèves et de luttes collectives, qui vont de mines en mines pour organiser les gueules noires à partir des colères engendrées par les misères quotidiennes.
Les quartiers populaires français n’ont pas attendu les techniques d’Alinsky pour mener avec succès des luttes contre les crimes racistes et sécuritaires. Il y a 20 ans, les campagnes du MIB ont mobilisé des quartiers entiers sur ces sujets et ont obtenu des victoires importantes, comme sur la double peine. Cette mémoire de nos luttes peut paraître surprenante au regard du discours dominant d’aujourd’hui, qui nous dit qu’il faut prendre pied dans les institutions pour faire avancer les choses. Aucun des acteurs de la lutte contre la double peine n’avait ne serait-ce qu’un orteil dans les institutions, ce qui ne les a pas empêcher de gagner.

MIB_Campagne_Justice_en Banlieue
Aujourd’hui, on ne peut que constater que ceux qui se réclament du Community Organizing sont nombreux à prendre des sièges dans les sinécures de la République comme le Conseil national des villes. Il n’est pas certain que cela fasse grandement avancer la lutte ; par contre, ce qui est sûr, c’est que dans ces conseils de la République on mange bien et on finit tous toujours par « penser ce que l’on mange ». Comme on dit au quartier : « bien manger … bien digérer ».
Si, sur la forme, du point de vue des techniques de mobilisation, il y a peu de différences entre Community Organizing et militantisme « classique », se pose fatalement une question : qui finance le permanent syndicaliste révolutionnaire d’antan, le mao d’hier ou le leader d’aujourd’hui ? Poser cette question, c’est souvent identifier le but de la démarche et découvrir le fond idéologique de l’action.
Le militant révolutionnaire le fait pour changer de société. Son organisation a un programme politique accessible à tous. Il est parfois payé par l’organisation pour œuvrer au changement de société.
En revanche, c’est plus compliqué pour les « leaders » actuels. Leurs sources de financement sont bien souvent opaques et multiples car leurs financeurs n’ont souvent aucun intérêt à afficher clairement leurs objectifs. Leurs motivations profondes sont noyées dans un flot de novlangue qui permet à la fois de se réclamer anticapitaliste, racisé, citoyen, entrepreneur, acteur. C’est ainsi que, par la magie du verbe, il devient possible de se présenter comme un organisateur de luttes contre les discriminations sociales et les injustices économiques tout en frayant avec le patronat et le Gouvernement qui, comme chacun sait, sont à l’avant-garde du combat contre le racisme et les injustices économiques dans nos quartiers.

Sihame Assbague résume les choses ainsi : « (…)il faut comprendre que c’est une simple méthodologie et pas le remède du siècle ; une méthodologie qui a ses limites, certes, mais dont certains outils sont efficaces et utiles, notamment à ceux qui débutent dans le militantisme… Après, il y a plusieurs manières de faire de l’organizing et donc tout autant de critiques que l’on peut émettre objectivement. »

Un organisateur des masses financé par la République Française, le patronat français, l’Ambassade des Etats-Unis ou des fondations privées comme celles de Soros n’a pas les mêmes objectifs que celui financé par des organisations de gauche. Il suffit de prendre pour exemple la situation de deux communes ayant été soumises, ces dernières années, a du Community Organizing à grande échelle. A Grenoble, la ville a été prise au PS par une coalition écologique et citoyenne clairement marquée à gauche. A Bobigny, c’est une liste pilotée par Lagarde et l’UDI qui a pris la commune au PCF.
Pour comprendre ce qui se joue, au-delà des techniques d’organisation des masses, il est important de mettre en lumière et donc de soumettre à la critique le travail de celles et ceux qui font aujourd’hui la promotion du « Community Organizing » dans nos quartiers.

4 Réponses to “Made in America : Community Organizing”

Trackbacks/Pingbacks

  1. Made in America : l’oncle d’Amérique | Quartiers libres - 15 Mai 2016

    […] ! » est né et pouvait sortir du giron officiel de Humanity In Action. C’est ainsi devenu une pépinière de militants plus ou moins sincères dans laquelle l’Ambassade des États-Unis et ses relais peuvent aujourd’hui puiser pour faire […]

  2. Leçons américaines | Quartiers libres - 15 novembre 2016

    […] community organizing n’a pas l’air d’avoir fonctionné pour Hilary alors qu’elle en est l’une des grandes prêtresses. Les campagnes virtuelles à coup de j’aime sur FB ou de tweets ravageurs, dans le monde réel, […]

  3. Le monde ou rien | Quartiers libres - 14 février 2017

    […] le Community Organizing c’est […]

  4. Le monde à l’envers | Quartiers libres - 14 février 2017

    […] le Community Organizing c’est […]

Commentaires fermés