On nous a passé la corde au cou. La colère nous aveugle. Elle pousse beaucoup dans le camp de ceux qui vivent de la haine et conduit d’autres à se résigner.
Les racines de cette colère sont connues et visibles : nous vivons dans un pays qui n’en finit pas d’être raciste et d’établir des distinctions et des hiérarchies entre groupes sociaux afin de protéger ses élites et leurs intérêts.
Les seuls crimes reconnus et pour lesquels il est fait amende honorable sont ceux qui concernent des groupes ou des populations dont la souffrance a été actée en métropole, ce qui n’est pas le cas des Rroms par exemple. C’est avec le nazisme que les européens ont découvert le traitement colonial qu’ils avaient fait subir à quantité d’autres peuples durant des siècles, comme Frantz Fanon l’explique très bien dans les damnés de la terre.
Cette inégalité de traitement induit et renforce les comportements racistes. L’attitude des militants de la « manif pour tous » à l’encontre de la ministre Christiane Taubira est révélatrice de la vitalité du racisme en France. Cependant, tout cela est exprimé de manière à faire rire ou plutôt ricaner.
La situation est d’autant plus intolérable qu’il n’y a plus d’exutoire possible. Il est impossible de faire de l’humour à partir de cette situation pour la dédramatiser, parce que le rire est devenu une arme de division massive et sert à renforcer les préjugés. Il est aussi l’arme des puissants.
En France, le racisme des sketchs de Michel Leeb est roi. Ce racisme qui se moque des chinois, des noirs, et de toutes les minorités de manière grossière et ridicule est même devenu le comique de référence.
Tous les comiques se sont alignés sur Michel Leeb, qu’ils le reconnaissent ou non. Seule la forme a été raffinée, sans doute parce que c’est le noir qui balance désormais des vannes sur lui-même et que ça fait plus vrai. Puisque les racistes sont nombreux en France, pourquoi se priver de ce public ?
Dans le « stand up », forme standardisée de l’industrie du rire, les préjugés les plus crasseux sont alignés les uns à la suite des autres à l’encontre de toutes les minorités.
Au départ, il y avait un lien entre ces préjugés et la condition économique et sociale. Les premiers sketchs de Jamel Debbouze évoquaient régulièrement la situation économique des familles des classes populaires. On peut ainsi tracer un parallèle entre « l’artichaut, plat des pauvres » de Coluche et le « Ramadan surprise » de Jamel.
Dorénavant, seule la dimension culturelle continue d’être mise en avant. Quoi de plus normal ? Plus le comique gagne en audience et plus il s’adresse à un public capable de payer des places chères et à des annonceurs qu’il ne faut pas vexer. On quitte l’entre soi des MJC pour le monde du show business.
Pour faire marrer tout le monde, il faut alors plaire aux dominants : exit la question sociale et plein pot sur les préjugés.
Au final, on assiste à un déferlement de comédiens qui font rire en ayant recours aux stéréotypes les plus stupides, non pas pour les démonter mais pour les conforter. La férocité des gags est égale à la violence sociale subie. A ce jeu de massacre humoristique, ce sont les Rroms et les noirs qui prennent le plus cher.
L’attaque sur le physique est devenue la norme: odeurs, mimiques honteuses, accents, animalisation… Jamais au cours d’un sketch on ne voit la revanche du Rrom ou d’une personne noire prenant à contrepied tout le monde ou mettant les spectateurs devant les limites de leurs préjugés. On est dans le bombardement de choses insupportables qui finissent par déclencher le rire de protection.
Pour faire l’unité entre les cultures on s’attaque parfois à la minorité dans les minorités : les femmes et/ou les homosexuelle.e.s.
L’injustice économique sert de gag final : si la personne dont on se moque est pauvre, c’est en raison de tares inhérentes à son groupe culturel. Le rire devient le fruit de la moquerie.
Du personnage « le blond » de Gad Elmaleh aux apparitions de Le Pen ou Faurisson dans les spectacles du « comique le plus doué de sa génération », c’est toujours le blanc bien riche et cultivé qui s’en sort le mieux.
Le dominant reste le dominant : il ne sait pas danser, mais c’est lui qui tient le manche.
On peut critiquer la société, mais pas les fondements de la société. C’est la vanne entre chinois, juifs, noirs, arabes pour savoir qui peut décrocher la seconde place et s’en sortir avec les honneurs. Sans aucune remise en question des mécanismes sociaux, il n’y a plus d’humour ni de décalage mais simplement un renforcement des stéréotypes qui reproduisent la violence sociale.
Le rire d’aujourd’hui est majoritairement provoqué par la moquerie et l’humiliation. Ce déchaînement de violence sociale permet de continuer à humilier les pauvres, tout en conservant à la société une soupape de sécurité.
Il sert à conforter les stéréotypes et à réduire les personnalités à des identités simples, celles de clichés culturels. Il n’est pas révolutionnaire ni même émancipateur. Il sert à faire en sorte que chacun reste à sa place – la grille de lecture identitaire imposée par les dominants occultant les luttes sociales.
En règle générale, les bouffons servent avant tout à faire rire les puissants. Pour se rendre compte de qui est continuellement en position de force dans les spectacles comiques, il suffit de regarder qui est toujours le plus épargné par la moquerie. Le grand vainqueur de ce jeu de vannes reste « le blond ». Il gagne toujours parce qu’il possède le fric et l’éducation.
Quel que soit le comique, fut-il « le plus brillant et le plus féroce » de sa génération, le grand vainqueur du concours de vannes balancées par tout le monde demeure le groupe majoritaire au sein du Parlement et du CAC 40 : l’homme blanc et riche.
Il reste en position de maître.
Il dit quoi penser, comment se révolter et nous étouffe aussi par la bouche de celles et ceux qui nous font rire.
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