Lorsqu’on n’a pas d’argument pour expliquer le (mauvais) fonctionnement de la réalité, on s’en remet souvent à des explications simplistes ou à des fantasmes. Dans un monde où tout s’achète et se vend, dire n’importe quoi peut devenir une rente économique.
Raconter des histoires est un travail. Cela peut-être une occupation à plein-temps pour certains comme Alain Soral, ou un revenu complémentaire pour d’autres comme Salim Laïbi alias « Le Libre Penseur ». Pour ces deux personnages, le déroulement chronologique de l’histoire et la réalité factuelle sont des concepts abstraits.
On bâtit une théorie, on invente une histoire et on assemble les pièces du puzzle après : pas de recoupement d’informations, pas de sources sérieuses, pas de preuves réelles. Le récit se suffit à lui-même. Le meilleur des enrobages pour ces récits est le côté scandaleux et outrancier voire insultant qu’utilisent ces conteurs de l’ère numérique. La rumeur règne. Les bordées d’injures et les détails scabreux sont nombreux et ont pour cibles leurs ennemis imaginaires auxquels ils assimilent leurs détracteurs.
Et tout cela au nom de l’ouverture d’esprit et de la liberté de pensée. Tout est permis avec l’argent, on peut tout dire! C’est ainsi que Salim Laïbi s’est lancé dans une carrière de chroniqueur sur internet. A travers des vidéos, il s’est mis à raconter des histoires merveilleuses et effroyables qui enjolivent la banalité des horreurs quotidiennes.
Il applique la méthode Da Vinci Code à l’ensemble de la réalité. Il a simplement viré l’histoire d’amour à l’eau de rose du bouquin pour la remplacer par la pédocriminalité des réseaux. C’est plus accrocheur : si l’horreur marche sur TF1, elle fonctionne aussi pour les dissidents d’internet. Salim Laïbi est devenu en peu de temps un spécialiste auto-proclamé et reconnu des « complots », rites sataniques et autres société secrètes dans les fameux cercles secrets du pouvoir.
Si c’était juste du divertissement, des récits de fiction assumés, il n’y aurait rien à y redire. Seulement Salim Laïbi prétend dire vrai et toute personne le critiquant est considéré comme un agent des forces occultes remettant en cause la liberté d’expression.
Il y a pourtant plusieurs constats à faire à son égard:
Premièrement, cet homme qui passe son temps à dévoiler des complots ultra secrets « au péril de sa vie » n’a jamais pris une seule attaque du système. Alors qu’il dépeint les élites qui gouvernent le monde comme omnipotentes, étrangement ces dernières n’ont jamais rien tenté contre lui.
Deuxièmement, Salim Laïbi passe son temps à expliquer que l’industrie pharmaceutique est le mal incarné, que les vaccins entrent dans le cadre d’un complot contre l’humanité. Dans les faits, il est dentiste, et il est peu probable qu’il ne fasse pas d’ordonnance ou soigne une carie sous hypnose.
Troisièmement, il passe son temps à expliquer que la société est en pleine décadence et que le niveau intellectuel et culturel baisse. Dans les faits il publie des articles qui expliquent que le Vatican prépare l’arrivée des extra-terrestres sur terre : on voit le niveau intellectuel qu’il défend.
Quatrièmement, notre libre penseur raconte être au courant de ce qui se passe dans les coulisses de toutes ces sociétés secrètes sataniques et maléfiques. Concrètement, soit il y a ses entrées et est un intime de ces milieux, soit il n’y a pas de pouvoir secret.
Comme souvent chez les personnes appartenant aux classes possédantes (il n’y a pas de dentiste pauvres), son discours est contraire à ses actes. Lorsqu’il parle, il dit qu’il agit. Et ses déclarations ne sont que très rarement vérifiables, ce sont des extrapolations délirantes à partir de faits réels. Ses amis ne se trompent pas lorsqu’il lui remettent une distinction littéraire pour un de ses livres. Ce petit monde sait qu’il est dans le récit et l’esthétique, mais pas dans la réflexion ou dans une démarche scientifique.
Ce parti-pris de mélanger les genres sans le dire n’est pas neutre politiquement. C’est propre à certains courants politiques. Pour trouver dans quel camp politique se trouve le dentiste, il suffit de voir quels intérêts il défend à travers la mise en scène de son combat contre les « forces occultes ».
Salim Laïbi tente de faire adhérer les gens à une lutte contre plus gros spéculateur que lui. Lors de la crise des subprimes en 2008, le Libre Penseur explique sur Internet que la crise n’est pas une chose grave pour les très riches, ni pour les très pauvres car ils sont déjà habitués à être pauvres. Lire que l’impact de la crise n’a aucune influence sur les pays pauvres est plutôt comique pour le lecteur devant son écran mais beaucoup moins pour des millions de personnes à travers le monde. On constate au passage, 6 ans après cette analyse, que les conflits ont augmenté et que les pays pauvres connaissent des situations de tensions extrêmes suite à cette crise. Pour Salim Laïbi, de profession libérale, cette crise est une menace pour les gens qui ont « réussi » à économiser un million d’euros. Il faut lui concéder que faisant partie de l’entourage de Dieudonné, un million d’euros ça doit se trouver facilement sous un matelas.
Les pauvres, il s’en moque. Le pillage du tiers monde il s’en moque. Les choses deviennent d’importance mondiale lorsque son train de vie est en danger. Il explique qu’il n’est pas anticapitaliste, mais qu’il est contre le capitalisme financier.
On sait depuis longtemps que s’il existe plusieurs formes de capitalisme, elles sont en interaction et que les classes dominantes sont en compétition. Les industriels, les banquiers, tout ce petit monde joue en bourse et travaille ensemble.
On peut aller plus loin: tout le monde spécule, y compris les gens qui « placent » leur argent dans des SICAV. Mais les faits n’intéressent pas « Le Libre Penseur ».
Bien qu’il se surnomme ainsi, notre raconteur d’histoire a des maîtres à penser et il les nomme clairement depuis le début de sa carrière : René Guénon et Julius Evola. Il les présente pudiquement comme des « traditionnalistes », c’est-à-dire des penseurs qui pensent que le monde est immuable, que la mystique suffit à l’humanité et que toute forme de changement est inutile ou dangereuse. Ce sont des penseurs qui font la part belle à l’ésotérisme. Guénon a été militant de l’Action Française et s’est converti à l’islam pour se rapprocher de la tradition hindoue qui était à ses yeux la « vraie mystique ». Evola, raciste, défend la tradition européenne, le fascisme italien et le nazisme. Avec des références pareilles et beaucoup de bagout, Le Libre Penseur parvient à s’adresser aux Chrétien.ne.s et aux Musulman.e.s en leur parlant des sociétés secrètes.
Le monde est complexe. Donner une version simpliste de l’Histoire qui reposerait sur des forces satanistes et occultes et l’impossibilité d’agir en raison de leurs pouvoirs magiques : c’est le jackpot. Gramsci appelait cela un « arôme idéologique immédiat ». La fascination pour l’étalage d’horreurs racontées sur les gens n’a d’égal que le défoulement d’entendre une litanie d’insultes à l’encontre de quiconque ne se rallie pas à la vision des dissidents. Le tout présenté sous forme de clashs, de cérémonies et d’interviews fleuves qui ressemblent à ce que peut produire la téléréalité.
Ce que proposent les « dissidents » c’est de consommer: livres, mugs, vêtements, fictions… Ils dénoncent un monde dirigé par des élites corrompues mais ils en approuvent le fonctionnement. Ils veulent juste maintenir leur niveau de vie, ou grimper dans la hiérarchie sociale en marchant sur les autres. Cette ascension se fait en vendant du baratin, c’est la bulle spéculative du buzz. La course à l’audience permet de faire grimper sa cote auprès de formations politiques qui portent les mêmes valeurs. Cette logique pousse à raconter toujours plus d’histoires, quitte à se contredire. Le plus bel exemple est lorsque Salim Laïbi se retrouve à la fois à soutenir Bachar El Assad et un de ses opposants, soutenir et condamner Kadhafi. Politiquement c’est incohérent, mais en termes de vente de fables c’est intéressant et profitable.
Les réalités du capitalisme et de l’appât du gain concernent aussi les « dissidents » et la course à la popularité finit par le faire publier des articles délirants sur des lien entre Vatican et des soucoupes volantes. Le vernis de l’explication occulte qui permettrait de résoudre et de comprendre tous les problèmes du monde commence à se ternir : quand on appelle les martiens en renfort dans son argumentation c’est mauvais signe. Les petits hommes verts et la magie cachent une ligne politique et économique de conservation du pouvoir par des personnes « mieux » nées, les dominants d’aujourd’hui. Le dentiste défend ses intérêts de classe, il a été impressionné par une idéologie et un imaginaire typiquement européens. Assimilé culturellement, il tente de vendre ses salades toxiques à des personnes en quête de repères et qui n’ont pas les mêmes intérêts que lui. Reste à savoir si son public lui pardonnera plus facilement d’avoir raconté n’importe quoi en y croyant, ou d’avoir menti sciemment, comme un arracheur de dents.
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