L’anniversaire des 40 ans de la libération du Vietnam met en évidence une chose : le manque de transmission des pratiques et des théories de libération.
Depuis 25 ans, le Moyen-Orient subit le feu des puissances occidentales, qui ont d’abord sous-traité le conflit lors de la guerre Iran-Irak, avant de le porter directement. La France a elle-même conduit ou accompagné plusieurs opérations militaires dans cette zone : lors de la première guerre d’Irak en 1991, en Afghanistan en 2001 et en Lybie en 2011.
Alors que les images choc se succèdent dans la rétine des spectateurs du monde entier, toute une génération cherche à comprendre ce qui se joue dans ces conflits. Pour beaucoup, c’est la découverte de la rapacité et du cynisme du monde dans lequel nous vivons. C’est aussi une difficulté à dégager des perspectives de lutte, tant les grilles de lecture proposées sont contre-productives, voire fantaisistes.
Après le 11 septembre 2001, le choc des civilisations s’est imposé comme l’argument des interventions militaires au Moyen-Orient. Tous les conflits y sont focalisés sur la culture et la religion des peuples, dont certains peuvent alors être bombardés et massacrés par les fleurons de la technologie occidentale. Dans une France héritière de son passé colonial et dont l’œuvre civilisatrice a largement été façonnée par le racisme biologique et culturel, cette théorie trouve assez naturellement un écho. A cela s’ajoute le travail de la dissidence en carton, qui pollue les réflexions et discours anti-impérialistes avec des fables sur les illuminatis, les juifs, les francs-maçons, etc. Ces théories loufoques et souvent racistes éloignent du réel et empêchent de construire une vision structurée de l’anti-impérialisme.
En conséquence, les mobilisations face aux conquêtes impérialistes connaissent des succès ponctuels mais ne parviennent pas à s’inscrire dans la durée et dans un cadre politique efficace. L’absence d’une véritable grille de lecture anti-impérialiste se fait sentir, de même que l’absence d’une alternative perçue comme crédible au système capitaliste. Or c’est précisément sur ces bases que des mouvements de lutte ont pu naître et agir en occident contre la guerre du Vietnam.
Le secteur géographique qui s’étend de la Palestine occupée au Pakistan est aujourd’hui en plein chaos. Pour beaucoup, cette situation semble inédite dans l’histoire de l’Humanité et valide d’une certaine manière la thèse du « nouvel ordre mondial » vendue par une frange de l’extrême droite. Ces analyses trouvent de nombreux relais, qui conduisent malheureusement à des impasses politiques et militantes. Ces analyses qui versent dans le choc des civilisations viennent jusqu’à perturber la compréhension du monde musulman. C’est ainsi que la situation au Moyen-Orient est de plus en plus expliquée par la rivalité entre chiites et sunnites – l’Iran étant présenté par les uns comme l’allié des États-Unis et par les autres comme l’ennemi d’Israël. Autant dire que tout cela reste très confus. Le fait est qu’en raisonnant sur de mauvaises bases, il devient compliqué de se positionner et de définir un plan d’action. Et c’est là que l’histoire des luttes de libération nationale peut servir d’appui à qui souhaite comprendre et changer le monde d’aujourd’hui.
Les guerres et les tensions qui secouent le Moyen-Orient ne sont hélas pas inédites. En réalité, les guerres impérialistes sont aussi vieilles que le besoin d’expansion économique des grandes puissances. Pour s’en rendre compte, il suffit de revenir quelques dizaines d’années en arrière.
Entre 1945 et 1975, l’Extrême Orient a connu trente ans de guerre. A l’époque, dans cette partie du globe : pas de sionistes, peu d’Islam et aucun salafiste. Il y avait bien quelques chrétiens mais surtout beaucoup de bouddhistes. Pourtant, cette séquence est d’une grande similitude avec celle qui se déroule actuellement au Moyen-Orient.
Après la Seconde Guerre mondiale, la Chine se libère de l’impérialisme occidental et japonais, en prenant une voie originale pour son indépendance nationale. A cet endroit, on peut dresser un parallèle avec la Révolution Iranienne, qui, bien que prenant un autre chemin, a aussi fondé son succès sur une forte dimension sociale. En Asie, les années 50 sont extrêmement dures, avec les guerres d’Indochine et de Corée qui préfigurent l’embrasement d’une bonne partie du continent pour plus de 30 ans. Au Moyen-Orient, on retrouve un cas similaire avec la guerre Iran-Irak, dans laquelle Saddam Hussein a fait figure de « héros » pour l’axe du bien.
Comme toujours, pour justifier l’impérialisme, les puissances occidentales font la guerre contre la barbarie, pour la démocratie, pour apporter la civilisation et au nom du monde libre. A l’époque, en Asie, c’est la lutte contre le communisme qui justifie tous les moyens d’intervention. On s’appuie sur des mensonges pour légitimer l’envoi de corps expéditionnaires et le déclenchement de bombardements massifs, avec comme premières victimes les populations civiles. Structurés par l’idéologie communiste et soutenus par l’URSS puis la Chine, les mouvements de résistance tiennent cependant le terrain. De nos jours, au Moyen-Orient, c’est toujours au nom de la liberté et de la démocratie que les interventions sont menées, là encore au prix de très nombreuses victimes civiles. De la même manière, des mouvements organisés comme le PKK ou le Hezbollah résistent, en suivant leurs logiques propres et en nouant parfois des alliances surprenantes.
Durant la guerre du Vietnam, les bombardiers B52 déversent des quantités phénoménales de bombes sur toute la région, frappant sans distinction les populations depuis une très haute altitude. Les militaires US utilisent également l’Agent Orange, un défoliant produit par des industriels tels que Dow Chemical ou Monsanto, pour tenter d’éradiquer la végétation qui cache les soldats du Vietminh. Un cinquième de la végétation du Vietnam est ainsi détruite. Au Moyen-Orient, la technologie militaire ayant évolué, les drones remplacent les B52. L’Agent Orange est oublié et une partie de l’opinion publique se persuade que l’uranium appauvri et le phosphore blanc sont les premières horreurs industrielles jamais utilisées par le « nouvel ordre mondial ».
La stratégie consiste par ailleurs à créer des divisions au sein de la population locale, en favorisant certains groupes. C’est pour cette raison que le catholique Diem est porté aux responsabilités au Sud-Vietnam ; au Cambodge, c’est Lol-Non qui est propulsé au pouvoir. Dans les deux pays, la répression à l’encontre de toutes les oppositions est féroce, avec une dimension religieuse. On retrouve la même stratégie employée en Irak sous protectorat des Etats-Unis.
La population Hmong a quant à elle été instrumentalisée, par les français puis par les Etats-Unis, pour combattre les troupes vietnamiennes au Laos et au Nord-Vietnam. Vang Pao, son chef de guerre historique, a fini ses jours aux Etats-Unis. Il est également connu pour avoir participé à la mise en place d’un trafic d’héroïne avec l’aide de la CIA. Les paris sont ouverts pour savoir qui seront les prochains ex-chefs d’Etat du Moyen-Orient à couler des jours paisibles aux Etats-Unis ou ailleurs une fois que leur pays se sera libéré de l’impérialisme. D’ici là, le trafic d’héroïne issu de la culture du pavot d’Afghanistan aura pourri les quartiers populaires du monde entier.
Les Hmong ont été persécutés, et le sont encore aujourd’hui, en raison de leur engagement auprès des occupants occidentaux. Certains ont été installés en Guyane – autre territoire colonial encore sous domination française – à partir de 1977. Au passage, cela peut faire méditer les crédules qui croient que la France sait accueillir ou faire preuve de gratitude envers les colonisés qui leur ont rendu des services.
Au Moyen-Orient, on retrouve la même dynamique, avec des populations divisées qui s’entretuent et des pouvoirs instables et facilement déboulonnables, la plupart du temps confiés à des minorités.
Fatalement, plusieurs décennies de guerre civile finissent aussi par engendrer des monstres. Le Parti Communiste Khmer décide ainsi de faire table rase de tout ce qui composait l’ancien monde en anéantissant 20% de la population cambodgienne. Toute chose n’étant pas égale entre islam politique et mouvement communiste (l’idéologie et les buts n’étant pas les mêmes), la folie Khmer Rouge apparait comme une sorte de Daesh communiste, enfanté par la violence impérialiste et le contexte de l’époque – le fond de l’air étant alors rouge dans cette région du monde, tandis qu’il est aujourd’hui vert au Moyen-Orient. De la même manière, vingt-cinq ans de bombardements aveugles, d’embargo et de guerre en Irak ont fini par mettre au monde un nouveau monstre : Daesh.
Pendant ce temps-là, on fait aussi des affaires. La défaite politique et militaire des occidentaux en Asie du Sud-Est y laisse des pays en ruine. La reconstruction crée alors les conditions d’un partenariat commercial renouvelé. Après avoir transformé l’Asie du Sud-Est en champ de bataille durant 35 ans, les puissances européennes et états-uniennes la destinent à la production industrielle. Au Moyen-Orient, les puissances locales telles que la Turquie et l’Iran tentent aussi de tirer leur épingle du jeu, quitte à nouer des alliances parfois surprenantes, mais guère plus étonnantes que les alliances et ruptures entre PC chinois, PC vietnamien, PC cambodgien et le grand frère soviétique en Asie du Sud-Est.
Le trafic de drogue, enfin, apparait comme une constante dans les schémas développés en Asie du Sud-Est et au Moyen-Orient, en tant que carburant de la guerre – le trafic d’opium d’Afghanistan, comme celui d’Indochine hier, servant à faire tourner la caisse noire des opérations militaires. Les Etats-Unis ont utilisé cette recette partout dans le monde : en Asie du Sud-Est, en Amérique latine (pour subventionner, par exemple, les CONTRAS opposés au pouvoir Sandiniste) et en Afghanistan.
Les mêmes causes produisent ainsi les mêmes effets.
Le grand complot du « nouvel ordre mondial » n’est en fait que l’impérialisme que décrivait déjà Lénine en 1916. Le changement de vocabulaire permet simplement d’éviter les rapprochements avec le système capitaliste, dont l’impérialisme constitue le stade suprême. A cet endroit, mal nommer les choses n’aide ni à les comprendre ni à les changer.
Au Moyen Orient, comme auparavant en Asie du Sud-Est, on assiste à ce que l’économie capitaliste sait faire de mieux : conquérir des parts de marchés, installer des monopoles et s’assurer de débouchés commerciaux en meurtrissant des populations entières.
On retrouve aussi les mêmes dynamiques dans la construction des récits et la marchandisation des imaginaires. Rambo est remplacé par American Sniper sur les écrans de cinéma. En France, on tente de faire croire que Diên Biên Phu était presque une victoire ou que les forces spéciales avaient des visées quasi humanitaires en Afghanistan. La guerre devient ainsi un spectacle, en charge de véhiculer une image positive du soldat, sans trop s’attarder sur les exactions commises ou sur la violence exercée au profit des classes dominantes. Le désert remplace la jungle.
Le décor change, mais pas le fond du problème.
La pensée dominante et ses déclinaisons alternatives (autoproclamées dissidentes) polarisent l’attention sur des enjeux qui constituent le contexte des conflits d’aujourd’hui : l’Islam, les sunnites les chiites, les chrétiens, les juifs, etc. Ce faisant, elles cherchent à éluder les causes de ces conflits, toutes liées à la logique d’expansion capitaliste. Mêmes causes, mêmes effets. Si on se borne à désigner des cultures ou des religions comme coupables des maux de la planète ou que l’on croit que le pouvoir est tenu par autre chose que des conseils d’administration mus par un appétit de dividendes, alors on ne peut être que le complice malheureux du pouvoir qui opprime tant au Moyen-Orient qu’en France.
29 Réponses to “Mêmes causes, mêmes effets : l’impérialisme ne tombe pas du ciel et n’est pas le fruit d’un complot”